Hier, je suis allé faire un tour chez le marchand d’odeur. J’ai emmené avec moi un ami qui n’y était jamais allé. Et chose plus incroyable encore, il ne savait même pas que ça existait. C’est vrai qu’elle ne paie pas de mine la boutique du marchand d’odeur. Elle est discrète avec sa petite devanture en bois peinte en grise. Au dessus de la porte, en lettres fanées, il y a juste écrit : «Marchand d’odeur depuis 1882». On la remarque à peine car elle est coincée entre deux magasins qui attirent tous les regards grâce à leurs vitrines surchargées jusqu'à l’écœurement.
Le couteau glisse de ma main et accidentellement, la lame effilée vient caresser mon doigt. Un long frisson me parcours tandis qu’une ligne mince ouvre ma peau, et la chair en dessous. La crevasse rougit, se remplie et déborde lentement. Une goutte écarlate s’écrase sur le carrelage blanc, suivie d’une autre. Ploc, ploc. Encore une autre, un peu plus rouge un peu moins claire, un peu différente. Ma mer intérieure s’engouffre par la petite brèche et se répand au dehors, goutte après goutte. Le liquide tombe sur le sol, s’insinue entre les carreaux en cherchant à aller toujours plus bas, encore plus profondément. Il s’imbibe dans le ciment des joints qui le boit avidement.
Les yeux grands fermés je marche à genou sur la plage, les poches percées remplies de sable. Je le sème derrière moi grain par grain pour être sûr de me perdre, de ne pas pouvoir revenir sur mes pas.
La plage descend peu à peu dans la mer, la brillante bleutée qui me pique les yeux. Je ne prend presque aucune place au milieu de nulle part. Grâce au vent je suis sourd, grâce au sable je suis lourd, assez pour ne pas m'envoler.La planète inspire lentement, bruyamment dans ses vagues lacrymales. Et moi j'expire en un silence asséché.
Mes poches crevées se vident et je m'envole. Le vent me pousse vers le bleu, je le frôle et mon reflet ondule au rythme de sa respiration. Le vent faiblit, j'égratigne le bleu et mon double, narcisse, éclate en millions d'étincelles. Le vent meurt d'épuisement et tout entier je transperce le bleu. Le froid humide me rend léger, je descend du sol inversé comme une feuille amputée de son arbre. Je descend dans le bleuqui se fonce en bleu nuit, là ou même la lumière fuit mes yeux. Tout me fuit. Il n'y a plus d'extérieur, je n'entend que mon seul intérieur.
Boum boum...Boum boum...Boum boum...
Avec mes jambes et mes bras je fais un nœud pour être plus compact et plus rond.
Boum...Boum...Boum.
J'ai froid aux souvenirs. Ils s'engourdissent et se figent en un bloc qui se détache pour partir dériver. Je n'ai plus ni passé ni futur. Je suis perdu, seul, au milieu de mon présent qui, déjà refroidi, est pressé de passer.
Boum... (silence)...Boum...
Je resserre le nœud, je resserre la boule, la bulle qui va se rompre.
Boum... (silence).
Petit à petit le bleu nuit s'encre de chine et je me dissous dans le noir. Dissous, je ne suis plus nulle part, je suis partout.