Un
faible sourire triste fend sa face émaciée.
- Ha, tiens. T’es venu voir ton vieux grand père. T’étais pas obligé.
Je repousse mollement ses protestations en bredouillant que c’est la moindre des choses. « Bien, bien, bien » réplique-t-il tandis que je m’assois sur le bord du lit. Et le silence, comme un voile de pudeur, s’installe. Il reporte alors son regard vers la fenêtre en soupirant. Ne le connaissant pas, n’importe qui d’autre aurait interprété ce soupir comme de l’agacement, ou pire, comme de l’indifférence. Je sais que ce n’est pas le cas. Je sens qu’il est content de ma venue, mais il ne sait pas comment le dire. Je ne sais pas non plus, alors nous nous taisons.
Je le contemple de trois-quart. Il est vieux. Sa peau est parcheminée. Les flétrissures de l’age recouvre son visage comme un masque mal ajusté. Des poils blancs, rebelles au rasoir dont les lames n’ont pu venir à bout, disséminés au creux des replis de son visage, lui donnent un air négligé. Des mains tachées aux ongles trop longs sont posées à plat sur ses genoux, comme de petits animaux morts. Il semble absorbé par l’examen des formes floues que lui laissent encore voir ses yeux fatigués et défectueux. Je suis son regard et le rejoins dans sa contemplation du monde extérieur qu’une vitre sépare. Nous restons la un moment, sans rien faire ou dire, sinon regarder dans la même direction. Je savoure ce moment privilégié, cette communion silencieuse avec mon aïeul.
Cet
instant de dialogue muet avec mon grand père, je le connais bien et je l’aime.
Il me rappelle tous ceux que nous partagions lorsque, enfant, je passais mes
vacances chez mes grand parents, et qu’il tentait de m’apprendre les rudiments
de la vannerie. Les chaudes soirées d’été nous voyaient assis tous les deux
dans la cour de la ferme, cote à cote, avec pour seule compagnie le silence
uniquement troublée par les cliquetis étouffés provenant de la fenêtre de la
cuisine ou ma grand mère faisait la vaisselle.
Tandis que le jour rougissait avant de s’éteindre, nous profitions de la
fraîcheur relative qui remplaçait la touffeur de l’après midi. Je prenais
quelques tiges d’osier du tas disposé à ses pieds, et je copiais ses gestes,
essayant de les imiter du mieux que je pouvais pour faire naître sous mes
doigts un petit panier informe dont je serai fier. Il m’apprenait sans un mot,
adaptant sa vitesse de tressage à la mienne afin que je puisse suivre. Lorsque
je me trompais, il s’arrêtait, défaisait la maille parfaite de son panier, et
la refaisait plus lentement pour que je la reproduise correctement sur mon
propre ouvrage. Il me parlait avec les mains. Nous discutions sans un mot, sans
un bruit, en silence.
Dans
cette chambre de maison de retraite, bien loin de son univers que l’age a forcé
à quitter, je ressuscite les souvenirs que m’a donné ce vieil homme qui n’est
plus ce qu’il a été. C’est désormais un fossile parmi d’autres fossiles. Ame en
partance dans une salle d’attente nommée « maison de retraite de la
providence », n’ayant rien d’autre à faire que de se languir de quitter ce
monde. Encore la, mais plus tout fait. Comment peut on sérieusement appeler une
maison de retraite « la providence » ? Si ce n’est pas du
cynisme, c’est juste se moquer de ceux qui attendent ici cette providence qui
leur fermera les yeux une dernière fois.
Soudain,
une pensée me traverse l’esprit. Je suis assis sur le lit qui le verra bientôt
mourir. Cela me remplit de tristesse et pour couper court à la pensée de
l’inéluctable qui se profile, je lui demande comment il va. « Comme un
vieux » me répond-il laconiquement.
Comme
je ne suis pas à une platitude près, je comble le silence qui m’est brusquement
devenu pesant en lui posant d’autres questions aussi dénuées d’intérêt les unes
que les autres. Je lui demande si ses journées se passent bien. Si il s’habitue
à la vie en maison de retraite. Et si il s’entend bien avec ses
« camarades ». « Faut
faire avec » est sa seule réponse. Courte et définitive. Et puis le
silence, de nouveau. Je me mord la lèvre pour m’empêcher de lui poser d’autres
questions, bien plus importantes. J’ai envie de lui demander si il a peur de
mourir ou si il a encore envie de vivre ; Si il a été heureux ou si il
regrette quelque chose de sa vie. Je brûle d’envie de lui demander comment il
fait pour être si calme à l’approche de la fin, alors qu’a sa place j’aurai
envie de pleurer et de hurler. De me rouler par terre et de m’arracher les
cheveux. L’angoisse de la fin. Après la vie, plus rien. Le rien. Le vide. Le
néant. Que guette-t-il ainsi par la fenêtre avec tant de sérénité ? Je
connais la réponse. Que pourrai-t-il attendre d’autre que ce qui, moi, me
terrifie.
Sentant
un trouble m’agiter, il pose sur moi ses yeux usés et comme pour balayer mes
interrogations muettes, il rompt le silence. « Bah oui, faut faire avec.
On a pas le choix. Faut bien partir un jour ». Ainsi donc il est la le
secret de son calme : la résignation. Il a simplement accepté d’en être
arrivé au dernier chapitre de sa vie, peut être même à l’épilogue si ce n’est
déjà aux remerciements de dernière page. Je lui envie cette sagesse que je n’ai
pas. Peut être me viendra-t-elle avec le temps. J’espère qu’en vieillissant,
elle s’imposera à moi d’elle même. Nous restons un moment à nous faire face,
avec toujours ce silence entre nous. Grand père et petit fils réunis avec pour
seule différence palpable que son hiver se terminais tandis que je finissais
tout juste mon printemps.
- Je ne vais pas rester très longtemps.
Mais veux tu que je te ramène quelque chose quand je reviendrai ?
- Bah. J’ai besoin de rien. Dit il.
Regardant la chambre autour de moi, je
constate qu’elle est bien nue. Un lit, une table de chevet, une table avec une
chaise, un fauteuil et la télé, accrochée au mur.
- Et dans tes affaires ? tu es sur que
tu ne veux pas des photos, tes bouquins, ou des choses auxquelles tu tiens. Au
moins pour décorer un peu.
- Nan, nan, nan. Répond-il.
Il soulève lentement sa main flétri qui
paraît peser des tonnes, la porte à sa tête et se tapote doucement la tempe de
l’index, en souriant.
- Je n’ai besoin de rien. Tout est la. Bien
au chaud.
Devant mon air interrogateur, son sourire
s’élargit.
- Je vais t’expliquer. J’ai besoin de rien
d’autre que mes souvenirs pour tenir jusqu'à ce que je parte d’ici les pieds
devant. J’ai bien vécu et j’ai accumulé des tonnes de souvenirs. C’est tout ce
qui me reste d’important maintenant que je suis au bout du chemin et que j’ai
plus rien à accomplir. Tu te souviens des napperons que ta grand mère mettait
partout dans la maison ? Et ben moi, ici, je fais pareil avec mes
souvenirs : J’en met partout. Sur la table, sur les accoudoirs et les
dossiers de fauteuil. J’en tapisse même les murs, de mes souvenirs. Tu les vois
pas et personne d’autre que moi les voit, mais j’en ai mis partout.
Heureusement que c’est aussi moche et aussi vide, une chambre de maison de
retraite : c’est fait exprès pour pas gêner, pour permettre de la meubler
et de la décorer à son goût, avec ses souvenirs. Les photos et les bouquins,
eux, je les emmènerai pas dans la caisse en bois, mes souvenirs, si. Ils me
tiennent compagnie et me réchauffent.
Et il se tapote une nouvelle fois la tempe
de l’index.
- Tout est la. conclut-il avec un grand sourire. j’ai
besoin de rien d’autre.
Je
suis fier de mon grand père. Si j’avais des gosses, je leur dirai :
« votre arrière grand père, c’est un type bien ». Mais je n’en ai
pas. Si par miracle j’en ai un jour, je ne pourrai plus que dire :
« Votre arrière grand père, c’était un type bien ».
18h30 approche à grand pas. Il est l’heure pour lui d’aller dîner. Il déplie lentement sa carcasse et, à petits pas, sort de la chambre. Je le suis, tout comme l’odeur de vieux qui l’imprègne. Dans le couloir, je lui pose maladroitement une bise sur une de ses joue râpeuse et froissée. « Je reviens vite te voir » dis je ne sachant quoi dire d’autre. Il me grommèle un « comme tu veux, mais t’es pas obligé » tout aussi maladroit. On fait un concours de gaucheries. C’est de la pudeur plus que de la gène. « Allez, file, t’as sûrement mieux à faire ». D’un dernier regard vitreux, il me congédie, se retourne et commence à remonter le couloir en direction de la salle de réfection.
Je le regarde rapetisser, le dos voûté et les pieds en canard dans ses chaussons. Il croise une aide soignante qui lui dit de cette voix infantilisante que je déteste « Alors il va aller manger ? J’espère qu’il va bien manger ce soir. Pas comme hier, hein. Faut se remplumer un peu ». Sans la regarder, concentré sur ses pas comme s’il marchait sur des œufs, il répond « J’ai pas plus faim qu’hier. Si au moins y’avait autre chose que vot’ piquette à boire, peut être que ça m’ouvrirai l’appétit ». Et tandis que le rire gras de l’aide soignante retentit dans le couloir, je l’entend rajouter, plus bas : « Et vous verrez, vous aussi vous perdrez l’appétit quand le moment sera venu. La vieillesse, c’est le plus efficace de tous les régimes. Elle fait fondre aussi bien les kilos que les souvenirs. C’est pour les souvenirs que c’est le plus emmerdant ».
Je souris
tristement. En remontant le couloir en sens inverse, je repasse devant la vielle
dame de 180 ans. Elle me sourit de nouveau : on ne sait jamais. Elle, elle a tout
oublié. Elle n'a plus de souvenirs auprès desquels se réchauffer.
Je viens de découvrir ton blog... Et j'adore!
Ce billet est super bien écrit! J'aime beaucoup cette relation avec ton grand père! Cette sagesse, tant de son côté que du tien!
En lisant quelques uns de tes billets, je suis toujours très touché parce que tu écris, notamment sur ton frère. Ou ce qu'écrit ton frère aussi!
Bref, au plaisir de te lire de nouveau ;)
Rédigé par : kindgay | samedi 13 mars 2010 à 21:16