A la maison de retraite, ils n’ont plus d’age. Ils entrent ici plus ou moins en bon état, avec leur age respectif qu’ils laissent à l’entrée. Certains le portaient fièrement en bandoulière et l’abandonnent en arrivant, comme on rend les armes. D’autres le traînaient comme des chaussures aux semelles de plombs et s’en débarrassent avec soulagement, comme on se déchausse en rentrant chez soi après une longue journée de labeur.
Ils arrivent avec leur age, et du jour au lendemain ils ont tous l’air d’avoir 150 ans.
Je croise cette vieille dame à qui j’en donne allégrement 180. 80 selon les autorités. La vérité est probablement entre les deux. On ne sait pas vraiment étant donné qu’elle même semble avoir oublié. Elle ne compte plus depuis longtemps les printemps qu’elle a vu refleurir, la majorité d’entre eux se ressemblant trop pour qu’elle puisse les distinguer. Et puis de tout façon, elle ne sait plus compter. L’addition est trop compliquée et son certificat d’étude si loin. Lorsque je passe devant elle, elle me sourit au cas ou je sois un membre de sa famille qu’elle ne reconnaîtrait pas. Il ne faudrait pas faire mauvaise impression, si par miracle j’étais un de ses petit fils ou neveu dont elle aurait oublié le visage depuis le temps qu’ils ne sont pas venus. Au fait, sont ils déjà venus ? se demande-t-elle. Elle ne sait plus, mais elle me sourit quand même. On peut toujours se bercer d’illusion, même à son age oublié.
Lâchement, je lui rend son sourire en passant devant elle sans m’arrêter. Un peu honteux, je m’en veux de ce sourire qui lui a fait croire, l’espace d’une demie seconde, que j’étais bien un de ceux dont elle attendait la visite. Je n’ose pas me retourner pour contempler sa déception.