A la maison de retraite, ils n’ont plus d’age. Ils entrent ici plus ou moins en bon état, avec leur age respectif qu’ils laissent à l’entrée. Certains le portaient fièrement en bandoulière et l’abandonnent en arrivant, comme on rend les armes. D’autres le traînaient comme des chaussures aux semelles de plombs et s’en débarrassent avec soulagement, comme on se déchausse en rentrant chez soi après une longue journée de labeur.
Ils arrivent avec leur age, et du jour au lendemain ils ont tous l’air d’avoir 150 ans.
Je croise cette vieille dame à qui j’en donne allégrement 180. 80 selon les autorités. La vérité est probablement entre les deux. On ne sait pas vraiment étant donné qu’elle même semble avoir oublié. Elle ne compte plus depuis longtemps les printemps qu’elle a vu refleurir, la majorité d’entre eux se ressemblant trop pour qu’elle puisse les distinguer. Et puis de tout façon, elle ne sait plus compter. L’addition est trop compliquée et son certificat d’étude si loin. Lorsque je passe devant elle, elle me sourit au cas ou je sois un membre de sa famille qu’elle ne reconnaîtrait pas. Il ne faudrait pas faire mauvaise impression, si par miracle j’étais un de ses petit fils ou neveu dont elle aurait oublié le visage depuis le temps qu’ils ne sont pas venus. Au fait, sont ils déjà venus ? se demande-t-elle. Elle ne sait plus, mais elle me sourit quand même. On peut toujours se bercer d’illusion, même à son age oublié.
Lâchement, je lui rend son sourire en passant devant elle sans m’arrêter. Un peu honteux, je m’en veux de ce sourire qui lui a fait croire, l’espace d’une demie seconde, que j’étais bien un de ceux dont elle attendait la visite. Je n’ose pas me retourner pour contempler sa déception.
A la réception on m’a dit que je trouverai mon grand père dans sa chambre :
la numéro 215. En parcourant les longs couloirs ou les portes toutes identiques
se succèdent, je crois plutôt me souvenir que l’on m’ai dit que je trouverai le "numéro 215" dans sa chambre. Mon grand père est devenu
un numéro : celui de sa chambre. Mon grand père est sur l’île fantastique.
Je l’imagine en train de hurler « je ne suis pas un numéro, je suis un
homme libre », avec, à la différence du « prisonnier » de la
série des années 60, un manque flagrant de conviction. Mes chaussures couinent
désagréablement sur le lino verdâtre qu’un simple coup de serpillière suffit à
nettoyer. Ici, le pratique l’emporte sur l’esthétique. Pourquoi faire beau
d’ailleurs : c’est cher et pas hygiénique. Et puis les pensionnaires s’en
foutent du beau, ça leur rappelle trop qu’ils n’ont plus la force de courir le
monde pour aller l’admirer la ou il se trouve. Dans le vrai monde, celui du
dehors. Pour les résistants qui en veulent quand même, du beau, il leur reste
toujours les reportages à la télé et les reproductions de tableaux disséminés
sur les murs, eux aussi verdâtres. Il
n’y a vraiment de quoi se plaindre.
En
plus d’être facilement lavable, le lino à aussi l’intérêt non négligeable de
servir aux pensionnaires d’avertisseur de visites. Justement parce qu’il couine
et plus précisément parce qu’il couine de manière sélective. Uniquement sous
les chaussures, et pas sous les chaussons dont sont équipés les habitants
permanents des lieux. Les souliers ne leur servant plus à rien puisqu’ils n’ont
nulle part ou aller. Alors qu’eux peuvent déambuler dans les couloirs sans
faire de bruits, comme des fantômes qu’un brin de vie ne rendent pas encore
tout à fait transparents, les gens de l’extérieur sont trahis par le
gémissement du lino sous leur pas. Derrière les portes fermés des chambres, on
le guette autant qu’on le redoute, ce bruit. C’est le signe qu’un visiteur
approche. Le souffle suspendu, beaucoup ont l’espoir que le couinement
ralentira devant leur porte et qu’elle s’ouvrira sur un visage familier. La déception
de l’entendre s’éloigner sans s’arrêter se diluera dans la jalousie de celui
qu’on est venu voir, ou dans la piètre consolation de savoir qu’un de leur
camarade, lui au moins, a plus de chance qu’eux. Pour d’autres, ce n’est pas
avec espoir qu’ils entendent ce bruit, mais avec appréhension. Car ils n’en
veulent pas, de visite. Ils sont fatigués et souhaitent juste qu’on leur foute
la paix.
Je ralentis le pas en arrivant devant la chambre 215. Aux trois petits coups frappés à la porte répond la voix de mon grand père qui me dit d’entrer. Il est recroquevillé dans un fauteuil qui semble trop grand pour lui, comme s’il n’était pas à la bonne échelle. J’ai du mal à faire coïncider le souvenir d’enfant d’un grand père immense, imposant et impressionnant avec ce petit vieux ratatiné, maigre et voûté. Il détourne les yeux de la fenêtre par laquelle il contemplait la petite portion de monde qu’elle lui laissait voir, comme un poster sur le mur. Il pose son regard sur moi. Il le plisse pour essayer de tromper sa vue déclinante et me reconnaît...
(A suivre)
Je n'avais pas réagi à ta reprise ici ! Bonne nouvelle pour le lecteur admiratif que je suis. ^^
Et j'ai hâte de lire la suite...
Rédigé par : Matoo | lundi 01 mars 2010 à 18:21