Pendant presque trois ans j’ai travaillé dans ce restaurant de la rue des Lombards. Pendant presque trois ans, j’y ai vécu. J’y suis entré par la petite porte en faisant des extra quelques soirs par semaine. Les «quelques» soirs se sont petit à petit transformés en «tous» les soirs. S’y sont ensuite ajoutés les services du midi. J’y passais plus de temps que chez moi. J’y mangeais, j’y travaillais, il m’est même arrivé d’y dormir. C’est devenu un deuxième chez moi. Tous les gens que j’y côtoyais, une douzaine d’heure par jour, sont devenus comme une deuxième famille.
Quand je dis famille, j’entend par la un cercle de personne que l’on ne choisi pas forcement mais qui sont simplement la, coincés au même endroit que moi pendant des heures. Avec eux on tisse forcement des liens: affinités, haines, amitiés, inimitiés, rapprochements, divergences. Une vingtaine de personne se côtoyaient, toutes aussi différentes les unes que les autres. Les religions, les orientations sexuelles, les couleurs, les sexes, les opinions, les nationalités, les cultures se mélangeaient pour travailler ensemble dans la promiscuité propre à un restaurant et à ses horaires décalés. Quand on travaille aux moments ou la majorité des autres rentrent épuisés de leur journée, ou savourent avec soulagement la pause de midi, nous, ceux de la restauration, on se sent un peu plus proche les uns des autres parce qu’un peu en marge, un peu décalés. Quand on travaille pour satisfaire l’appétit des ventres venus se remplir, se détendre et oublier leurs tensions dues aux longues heures de labeurs qui servent à payer ces moments la, on se sent, la aussi, plus proche les uns des autres. C’est tout un monde en miniature qui vit et travaille dans un restaurant. Un échantillonnage du monde dans toute sa diversité. Un condensé des émotions agitant le monde du dehors qui sont exacerbées par la tension des services. Les coup de gueule montent plus vite, plus fortement, plus violemment. Les excuses et les pardons aussi : on oublie vite. Les amitiés se crées plus rapidement, tout comme les haines. Il n’y a pas de place pour l’indifférence quand on travaille ainsi en équipe.
Au restaurant, autour de ce petit cercle d’employés, il y avait le cercle plus large, plus flou et plus mouvant que constituait la clientèle. La aussi c’est un condensé de la population, venue communier autour d’une table. Tous ces gens étaient trop occupés à se rassasier pour se rendre compte qu’ils faisait parti du puzzle de la « comédie humaine». Ils étaient des acteurs inconscients de cette pièce de théâtre qui se jouait à chaque service. Chaque jour, autour des tables, il se nouait son lot de drame et de bonheur. Des déchirures, des ruptures, des déclarations d’amour, des réconciliations, des fâcheries et des joies. A chaque service la pièce se rejouait, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Les acteurs changeaient, les répliques aussi, mais le fond restait plus ou moins le même. Nous, nous en étions les acteurs résidents, les « hallebardiers » shakespeariens, un peu en retrait et dans l’ombre. Spectateurs et acteurs tout à la fois.
C’est cette cour des miracles au cœur de laquelle j’ai été plongé pendant ces années qui m’a laissé une multitudes de souvenirs. Je me souviens de certains de mes collègues, comme la serveuse aux gros seins complexée dans ses t-shirts ; comme la serveuse venue de l’est, aussi rigide et autoritaire que son accent, menant les clients à la baguette et les terrorisant presque, à tel point qu’ils mangeaient sans broncher ce qu’elle leur apportait que ce soit ce qu’ils avaient commandés ou non; comme le serveur dandy qui collectionnait les billets de 500 francs et les conservant dans des albums, travaillant pour combler un ennui de fils de millionnaire désœuvré et faisant de la salle de restaurant un podium de défilé de mode ; comme un barman bisexuel, grande baraque au cœur d’or, à l’emportement facile, aux rollers qui ne le quittaient que le temps du service et aux strings de toutes les couleurs qui dépassaient parfois de son jean taille basse ; comme un des responsable de salle, archétype de l’hétero-macho, qui se croyait obligé de mettre « bonasse, baiser, nichons » dans chacune de ses phrase et qui passait son temps à être à l’affût de tout ce qui était du sexe féminin, ou de ce qu’il croyait être du sexe féminin (Les apparences sont parfois trompeuses comme il a pu l’apprendre à ses dépends) ; comme un cuistot, une montagne, appliqué et consciencieux, devant cohabiter en cuisine avec entre autres une crevette antillaise, caricature de la folle tordue du marais, un vrai appel au meurtre pour ce malien polygame à mille lieues de pouvoir concevoir qu’un homme puisse coucher avec un autre ; comme un aide de cuisine en France depuis quelques jours à peine lors de son embauche, qui ne parlait pas un mot de français et pour qui on a du inventer un alphabet en gommettes de couleur pour qu’il puisse réaliser les glaces des desserts sans se tromper de parfum ; comme une serveuse, gentille et effacée, tellement effacée qu’elle souhaitait se gommer totalement en se réfugiant dans l’anorexie ; et comme bien d’autres encore. A eux tous, ils constituent une galerie de personnages confrontés à une vie en communauté et oeuvrant pour une clientèle toute aussi haute en couleurs, comme ce client à l’esprit torturé engloutissant 14 desserts les uns après les autres en l’espace de deux heures pour essayer de se suicider au sucre ; comme ce client mythomane et cleptomane qui nous racontait sa vie romanesque en nous laissant des pourboires hallucinant, nous offrant à chaque fois du champagne et nous réglant avec une Am-ex que l’on a appris être volée quand les flics sont venus l’arrêter en plein service ; comme ce groupe de pompiers, fidèles du restaurant, qui finissaient toujours à poil sur la table pour le bonheur des uns et la stupeur des autres ; comme ce petit couple charmant qui venait régulièrement et qui un soir nous a offert le spectacle d’une demande en mariage touchante ; comme ce groupe de skinhead que l’on a voulu mettre dehors lorsqu’ils se sont mis à entonner des chants douteux, situation délicate qui s’est terminée par un assaut en bon et du forme avec baston, lancé de chaises et de bombe lacrymo ; comme cette femme qui venait toujours toute seule en demandant à chaque fois une table pour deux car, prétendait-elle, « un ami » devait la rejoindre, et à chaque fois elle repartait seule, prétextant dans un sourire que « son ami » n’avait pas pu se libérer, ou bien qu’il avait oublié ; comme cette fille un peu à l’air coincée en arrivant et qui a finie la soirée tellement saoule qu’elle m’a littéralement vomi sur les pieds en me répétant, un sourire hébété sur les lèvres, qu’elle était vraiment désolée mais qu’il fallait que ça sorte ; et comme bien d’autres encore.
A la cour des miracle il y a de l’amour et de la haine, de la tendresse et de la brutalité, de la tolérance et de l’incompréhension, du rire et des larmes, du pathétique et du flamboyant, de la richesse et du dénuement, de la connerie et de l’esprit. En un mot, il y a de tout ce qui fait une humanité.
C’est la cour des miracles.
Et si l’envie me prenait, je ferai revivre ces souvenirs et ces personnages en les racontant en détails…
Le problème avec les détails, c'est qu'on va vite savoir exactement de qui tu parles (enfin pour qui connait un peu beaucoup la rue des Lombards... arf). ;-)
Rédigé par : Matoo | mardi 09 mai 2006 à 15:58
quand tu veux pour les détails...de toute façon je connais pas la rue des lombards
Rédigé par : dragonbleu | mardi 09 mai 2006 à 18:51
Un bar enfumé, des appels de clients pressés ou stressés, des rires et des coups de gueule...
Une atmosphère à la Claude Sautet...
Rédigé par : Tomdom | mercredi 10 mai 2006 à 18:38
J'aurais bien assisté à la demande en mariage d'un malien anorexique par un pompier skinhead et macho et offert champagne à toute la terrasse pour fêter ça (avec ma fausse carte AMEX)
Rédigé par : dimgonz | vendredi 12 mai 2006 à 16:04
quelle vie seigneur, quelle vie!! Mon éducation de petit aristo m'a "préservée" comme cela se dis ici, de tous ces affres de la vie... à la lumière de vos récits, je parlerais plutôt de "privation". J'espère avoir, moi aussi un jour, dans l'une des circonvolutions de mon encéphal, une mimiche, un malien matcho ou encore un cleptoman au grand coeur... quoi qu'en y réflechissant j'ai croisé aussi au cours de ma petite vie des gens remarquables...il faut juste faire l'effort de se souvenir. Ces dans ces moments que le devoir de mémoire me parait interressant, cela permet en quelque sorte de dresser un états des lieux de son existance... Je vous souhaite donc d'avoir le bonheur de faire encore de très multiples rencontres plus enrichissantes et porteuses les unes que les autres.
Rédigé par : Yohann | dimanche 19 avril 2009 à 19:20