… Le virage arrivait à toute vitesse. Il n’avait pas le temps de ralentir, et encore moins celui de négocier le virage sur l’engin qu’il ne parvenait pas à contrôler. Pour se préparer au pire, il ferma les yeux et rentra la tête dans les épaules. Tous ses muscles étaient tétanisés, tendus dans l’attente du choc inévitable. La route faisait un angle droit et était bordée de grands fossés herbues ; ça, c’était plutôt une bonne chose. Ce qui l’était moins c’était la présence des orties qui proliféraient à cet endroit. La roue avant du vélo se planta dans la terre du bas coté, et dans une figure toute aérienne, bascula sur lui même en projetant le garçon dans le fossé.
Je ralentis le pas devant les portes vitrées. « Sésame, ouvre toi » me dis-je tout bas. A la longue, c’est devenu comme un TOC. Je ne peux pas m’empêcher de penser à cette formule magique lorsque je me présente devant une porte automatique. Ca remonte à quand j’étais gamin, quand je trouvais drôle de m’imaginer que cette phrase avait le pouvoir de commander l’ouverture des portes. Je ne suis plus un gamin, mais la phrase est restée. La cellule de détection perçoit mon mouvement, les battants transparents glissent silencieusement sur eux mêmes et je pénètre dans le grand hall. Devant moi il y a un guichet d’accueil arrondi derrière lequel trois personnes sont assises. On ne voit que leur tête, le reste du corps étant dissimulé par le haut comptoir gris et blanc. Vu depuis l’entrée on dirait trois têtes posées la, sans corps. A ma droite, il y a la cafétéria, le petit kiosque à journaux et le fleuriste. Dans tous les hôpitaux, il y a toujours une cafétéria, un kiosque à journaux et un fleuriste. Trois commerces qui sont comme des plantes intrépides colonisant un petit bout de cette terre hostile. Trois petits îlots de vie serrés les uns contre les autres comme pour se donner mutuellement la force d’exister. En botanique on appelle ça des plantes pionnières. Elles viennent occuper une niche écologique ingrate que les autres espèces ne prennent même pas la peine d’exploiter, le terrain étant tellement peu propice à la croissance. Ici, à l’instar des plantes pionnières, ces commerces ont fait une force de leur implantation sur une terre inhospitalière. La cafétéria se nourrit du maigre réconfort qu’elle procure au personnel, aux malades et à leurs visiteurs grâce à ses boissons chaudes et à ses gâteaux. Le kiosque à journaux prospère grâce aux livres et revues qui offrent à ceux qui sont retenus dans ces murs un moyen de s’évader un peu. Le fleuriste se repaît de la compassion que veulent exprimer les visiteurs au travers de bouquets multicolores. C’est incroyable la contenance que ça donne d’aller voir quelqu’un allongé dans un lit d’hôpital avec des fleurs à la mains ; ça détourne l’attention de la gêne et de l’angoisse que procure la vision d’un être en position de faiblesse. C’est un prétexte pour pouvoir dire : « Tiens, je t’ai apporté des fleurs pour égayer un peu ta chambre» , ce qui est une phrase préfabriquée servant à meubler le silence et à éviter d’avoir à dire « ce lieu est atroce, j’aimerai mieux être mille fois ailleurs plutôt que d’être la, dans cette chambre qui pue » . De toute façon, la plupart du temps le bouquet finira dans la salle de garde des infirmières, les fleurs étant souvent interdites dans les chambres. Mais cela n’a pas d’importance, les acheter aura au moins servi à se donner bonne conscience.
Je tourne le dos aux boutiques et je passe devant le comptoir d’accueil sans m’arrêter. Il est inutile que l’on m’indique le chemin, Je le connais par cœur. Je continue sur la gauche pour arriver dans une partie du hall ou sont installée cinq rangées d’une dizaine de sièges gris faisant face à des box dans lesquels des fonctionnaires sont chargés de l’admissions des patients. Depuis le temps que je viens ici, je connais la procédure par cœur. Sans hésiter, je me dirige vers le distributeur de ticket, comme à la boucherie. J’ai le numéro 147. En levant les yeux sur le compteur, au dessus des box, je soupire en voyant qu’il indique « 124 ». 23 numéro a attendre, 23 personnes devant moi. J’ai bien fait d’arriver tôt ; par expérience je sais qu’il vaut mieux arriver en avance sur l’heure de son rendez vous. Je vais m’asseoir au dernier rang des sièges pour ne pas être continuellement gêné par les allers et venues et je sors un bouquin de ma poche pour faire passer le temps. Comme à chaque fois, j’essaie de me concentrer sur le texte, mais dans le brouhaha je lis les mots sans les comprendre. Lorsque je me rend compte que je relis la même phrase pour la troisième fois sans en retenir le sens, j’abandonne et je me contente de regarder le spectacle des gens autour de moi en jetant un coup d’œil de temps en temps au compteur qui égrène les numéros.
129. Dans le hall, des personnes en pyjama déambulent, la tête haute. Ils se forcent à se donner un air de dignité exagéré pour compenser leur tenue. Se promener en robe de chambre et en chaussons dans un lieu public est un de mes cauchemar d’enfant récurent. Pour eux, ce cauchemar est réalité, mais ils marchent la tête haute en un air de défi.
130. Sur les sièges, autour de moi une vingtaine de personnes attendent leur tour, leur ticket dans une main et leur carte vitale dans l’autre, ce sésame qui ouvre les porte du temple de la guérison. On attend tous notre tour de voir les prophètes de lareligion médecine.
131. Assis devant moi, il y a un couple accompagnant un enfant dont un œil est bandé. La dame a une soixantaine d’années et tient l’enfant par la main. Les cheveux gris soigneusement permanentés, elle semble petite et frêle dans sa robe à fleurs d’un autre temps. L’homme, grande carcasse robuste un peu voûtée par l’age donne des signes d’impatience en tapotant en rythme ses deux paumes l’une contre l’autre, les coudes en appui sur les genoux. Ils me font penser à mes grand parents.
132. Le ballet des allers et venues continu. Des blouses blanches, des plâtres, des bouquets de fleurs passent dans un sens ou dans l’autre pour rejoindre les grands couloirs qui s’ouvrent de parts et d’autres du hall. Les pas déterminés se mélangent aux pas hésitants de ceux qui ne savant pas trop ou ils doivent se rendre.
133. Le petit garçon, devant moi, se tourne vers la vieille dame et lui demande : « Dis mamie, t’es sur qu’il va me l’enlever aujourd’hui mon pansement le docteur ? ».« oui, normalement, si tout va bien » lui répond-t-elle en lui écartant doucement une mèche de cheveux qui s’était collée à son pansement. La vision de ce geste, de ce simple geste, provoque en moi une curieuse sensation. Tout d’un coup, je ne suis plus assis sur ce siège au métal gris et froid, mais sur une chaise en paille couleur miel, dans la cuisine d’une ferme de la campagne charentaise. En un clin d’œil, je suis transporté vingt ans en arrière. A l’odeur aseptisé du hall de l’hôpital s’est substitué l’odeur de la confiture de cassis en train de cuire lentement sur une cuisinière à bois. L’écho des pas résonnant dans le hall s’est transformé en stridulation de grillons qui me parvient depuis la fenêtre grande ouverte. Et au loin, j’entend le bruit d’un tracteur qui fait des allers et retour dans un champ. Ce geste d’une grand mère écartant une mèche de cheveux agit sur moi comme une madeleine de Proust en faisant remonter du tréfonds de ma mémoire ce même geste qu’avait eu ma propre grand mère il y a vingt ans…
* * *
...« Dis mamie, t’es sur que je peux l’enlever maintenant mon pansement ? ». « oui, normalement, ça ne devrait plus saigner » répondit-elle en écartant du bout des doigts une mèche de cheveux qui descendait sur le front du petit garçon. Il était assis à la table de la cuisine, devant ses livres de coloriage. Sur son genou, un gros pansement rougis par le mercurochrome jurait sur sa peau blanche. Un soleil éclatant faisait entrer des vagues de chaleur dans la cuisine aux murs épais qui maintenaient la pièce dans une douce fraîcheur en ce mois de juillet. Sur le vieux fourneau à bois une grande marmite était posée, le cul léché par de grandes flammes bleutées. Une odeur de cassis et de sucre embaumait l’air en se mêlant à l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, venant de dehors. La grand mère était occupée à presser des grains de cassis dans un torchon pour en faire sortir le jus qu’elle faisait couler dans une grande jarre. Régulièrement, elle vidait le tissu des peaux des fruits, peu digestes, dans une cagette. Ses mains était devenues violacées, toutes tachées par le liquide visqueux. C’est la raison pour laquelle elle avaitjuste repoussé du bout des doigts la mèche de cheveux qui tombait dans les yeux de son petit fils, pour ne pas tacher son front. « Enlève le tout seul, j’ai les mains sales » lui dit-elle. Le garçon leva de grands yeux effrayés « Mais je peux pas, je vais me faire mal ! Je préfère que ce soit toi qui le fasse, j’aurai moins mal ». Elle sourit au douillet petit garçon assis à la table. Il avait neuf ans et elle se sentait envahi d’une grande tendresse en le regardant. C’était un garçon déjà grand pour son age, mais, comme une tige qui grandit trop vite, il était assez frêle et paraissait d’autant plus fragile qu’il était d’un caractère très doux et trop réservé. On pouvait le laisser seul sans qu’il s’ennui une seconde, plongé dans ses bouquins et dans son monde imaginaire d’enfant. Elle était contente qu’il vienne passer ses vacances ici, au grand air ; ça ne pouvait que lui faire du bien et ça permettait à ses parents de se consacrer entièrement à son petit frère dont la santé leur donnait bien du soucis. Son regard se voila un peu en pensant à Benjamin, de sept ans le cadet de Fabien. Il allait avoir trois ans le mois prochain, et à la suite d’un accouchement raté il ne serait jamais un enfant comme les autres. Elle se demandait comment Fabien vivait la chose car il n’en parlait jamais. Il ne se plaignait jamais du fait que l’attention de ses parents se concentrait beaucoup plus sur son petit frère handicapé. Est ce qu’il comprenait vraiment qu’il n’en était pas moins aimé pour autant ?
« Bon, alors j’attendrai que tu ai fini, et tu me l’enlèvera après, mon pansement. D’accord ? » . Alors qu’il disait ça, la porte de la cuisine s’ouvrit brutalement en gémissant sur ses gonds et un homme de haute stature et aux larges épaules fit irruption dans la pièce. Il était vêtu d’une combinaison de travail bleue maculée de taches d’herbe et de terre. Sur sa tête, une casquette posée de guingois coiffait une épaisse tignasse noire. Sa grande face burinée était trempé de transpiration qui coulait en rigoles de part et d’autre d’un long nez proéminent. Ce nez, dont la réplique exacte se dessinait sur le visage du petit garçon, était un trait de famille, l’héritage d’un patrimoine qui se transmettait de génération en génération.« ‘tain, fait chaud. » lâcha-t-il dans un soupir en s’affalant sur une chaise. Il reprit sa respiration avant de dire à sa femme: « Ca y est, j’ai finis de tondre le champ. Fils d’chien, j’en ai chié. En un mois ça a poussé à une de ces vitesse… »
- Et tu à tout fait d’une traite… En plein soleil … Regarde moi dans quel état tu t’es mis. Tu vas attraper la crève. Le gronda-t-elle sans conviction.
- Oui m’dame. J’ai tout fait. Maintenant le champ, il est pelé comme le cul d’un canard. Répondit-il en riant.
- Et tu es fier de toi, couillon, Dit-elle d’un ton qu’elle voulait sérieux. Mais elle ne put réprimer un sourire. Oula, qu’est ce que t’es couillon alors. Aller, va changer de tricot, t’as vu comme il est dégueulasse…
- Oui chef, j’y vais tout de suite. Il se leva et se dirigeât vers l’escalier qui menait à l’étage. En passant près du petit garçon, il jeta un coup d’œil à son genou et lança :
- Alors l’estropié, ça va ? Tu crois qu’une si petite écorchure méritait un si gros pansement ?
- Ben ça saignait. Fallait bien ça. Répondit-il en levant les yeux vers son grand père.J’attend que mamie me l’enlève, je crois que c’est guéri maintenant.
- Chochotte va. Tu peux pas le faire tout seul ? L’homme se pencha vers lui et arracha le morceau de sparadrap d’un coup sec. L’enfant poussa un cri, plus de surprise que de douleur.
- Aïe… Tu m’as fait mal.
Le grand père lui donna une petite tape sur la tête et se dirigeât vers l’escalier en riant : « t’en verra d’autres, faut t’y faire »
Fabien, sans rien dire, le regarda disparaître dans les marches en se frottant le genou, une petite grimace sur les lèvres. Il aimait bien son grand père : cet homme trapu et taciturne. Il l’impressionnait en même temps qu’il se sentait proche de lui. Il aimait rester assis à ses cotés tard le soir, dans la cour dont le sol resituait la chaleur du soleil emmagasinée tout au long de la journée. En silence, Il passait des heures près de lui, sur un tabouret, dans la lumière déclinante de ces soirées d’éte, en le regardantfaire de la vannerie. Il était fasciné par ses mains qui pliaient et repliaient les longues tiges d’osier. Elles se croisaient et s’entrelaçaient en un tramage régulier qui faisaient petit à petit apparaître des corbeilles et des panier de toutes les formes. En voyant que ce passe temps intéressait son petit fils, il avait essayé de lui en apprendre les rudiments. Sous le regard bienveillant de la grand mère qui les regardait par la fenêtre de la cuisine en faisant la vaisselle, ils étaient assis côte à côte dans une même posture, l’enfant imitant avec sérieux tous les gestes de son grand père. Il essayait de reproduire les mouvement de ses mains pour soumettre à sa volonté les branches souples. Lorsqu’il n’y arrivait pas, le vieux guidait les gestes de l’enfant. C’est avec fierté, qu’un jour il avait donné à sa grand mère sa première réalisation : un petit panier tout tordu et irrégulier qui trônait depuis sur le buffet de la cuisine, près du gros poste de radio. « Et tu sais combien de tiges d’osier il m’a fallu pour faire ce panier ? » avait-il dit en le lui tendant, un sourire de fierté sur les lèvres. « Il m’en a fallu au moins… »
* * *
… 137. Les chiffres continuent à s’égrener en chiffres rouges sur le compteur au dessus des box. Je soupire d’impatience et je reporte mon attention sur ce gamin et ses grand-parents assis devant moi. C’est incroyable comme ils me font penser aux miens. Une vague de nostalgie m’envahie quand je me souviens des vacances passées dans leur maison, à la campagne. J’ai du mal à faire le lien entre ce petit garçon que j’étais à l’époque et l’homme que je suis devenu aujourd’hui. Lorsque j’étais enfant, est ce que j’essayais de me projeter dans l’avenir ? Est ce que je jouais à m’imaginer ce que je deviendrai vingt ans plus tard ? Je ne m’en souviens pas, mais une chose est sur : jamais je n’aurai pu imaginer tout ce que la vie me réservais, et en particulier ces visites trop régulières aux hôpitaux, qui rythment maintenant ma vie.
138. Je tâte ma poche pour vérifier que je n’ai pas oublié mes médicaments. Sous mes doigts, je sens le petit boîtier qui contient les sept gélules qui constituent le cocktail de molécules que je dois m’enfiler deux fois par jour, à heures fixes. Habituellement, le matin, je les avale vers 8 heures. Aujourd’hui, je les prendrai un peu plus tard, après ma prise de sang et le bilan que je suis venu faire avec mon médecin.
139. Je n’ai rien avalé au petit déjeuné, ce matin. Il faut que je sois à jeun pour mes examens et j’essaie de ne pas faire attention a l’odeur des croissants chauds qui me parviennent par vagues depuis la cafétéria, de l’autre coté du hall. Mon estomac proteste en grognant. J’ai faim…
* * *
…« J’ai plus faim, je peux sortir de table mamie Lili? ». Elle jeta un coup d’œil à l’assiette de son petit fils encore à moitié pleine et fonça les sourcils.
- Tu as presque rien mangé. Protesta-t-elle. Comment veux tu grossir si tu manges rien.
- Mais si, regarde, j’ai mangé toute ma viande. Et puis j’ai plus faim. Je peux aller jouer dehors ? Insista-il en s’appliquant à faire une moue suppliante à laquelle, il ne le savait que trop bien, ne résistait jamais sa grand-mère.
- Aller, file donc. Répondit-elle en cédant tout en n’étant pas dupe de son petit jeu. Et mets un chapeau sur ta tête, cria-t-elle alors que le gamin avait déjà franchi la porte en courrant. Tu vas attraper une insolation avec ce soleil.
Il n’écoutait pas ce qu’elle lui disait. De toute façon, il n’aimait pas mettre de chapeau et il n’était plus un bébé pour devoir porter un espèce de bob ridicule. Il traversa la cour et passa devant la grosse cuve à fioul qui trônait près du mur. C’était un gros cylindre métallique peint en blanc qui reposait sur quatre piedsen acier. Il aimait cette cuve car elle lui faisait penser à un grand cheval sans tête. Il grimpait dessus, à califourchon, et s’imaginait être un cow-boy. Il se faisait son cinéma peuplé de troupeaux de bisons, d’indiens et de cavalcades sans fin aux trousses de bandits de grand chemins qu’il poursuivait afin d’honorer la confiance que la ville avait placé en lui en lui donnant l’étoile de shérif. Mais aujourd’hui il n’avait pas envie de jouer au héros solitaire.
Dépassant le portail qui délimitait la cour, il se dirigeât vers le champ, derrière le potager. Il fallait longer la petite route ou le goudron n’était plus assez épais pour retenir l’ardeur des mauvaises herbes qui le transperçait et sur laquelle presque qu’aucune voiture ne passait, à l’exception de celles des rares habitants du tout petit hameau et celles des gens qui, quelque fois, se perdaient dans ce coin reculé. Pour accéder au champ dans lequel il aimait jouer il devait ensuite suivre un tout petit sentier, en fait, tout juste un passage reconnaissable à l’herbe aplatie par les allers et venus, qui faisait le tour de la ferme jouxtant la maison de ses grand parents. Si il aimait tellement aller jouer dans ce pré, c’est en partie parce qu’il y avait de fortes chances qu’il croise la fille des propriétaires de cette ferme voisine. Elle était sympa, et pour tout dire, elle l’intriguait. Lui qui venait de temps en temps passer des week-end et des vacances ici, il avait du mal à concevoir qu’un enfant de son âge puisse vivre ici tout au long de l’année. Elle était toujours habillée de vieilles robes, parfois trouées, et elle traînait toujours derrière elle cette odeur caractéristique de la ferme : un mélange de foin, de crottin et de feu de bois. Un mélange pas si désagréable une fois que l’on y était habitué. Les parents de Francette - même son nom ne pouvait être portée que dans une ferme au fin fond de la campagne- étaient des petits agriculteurs qui ne ménageaient pas leur peine à exploiter quelques hectares de terre céréalière et un petit troupeau de vache laitières. Il les aimait bien aussi, quoiqu’il ne se sentait pas très à l’aise en leur compagnie : la rusticité de son grand père n’était rien comparée à celle de ces gens la. A coté, il aurait pu passer pour un citadin mondain. Ils étaient gentils, c’était indéniable, mais toute la rudesse et l’âpreté de la terre qu’ils travaillaient depuis toujours semblaient avoir déteints sur eux. Ils appartenaient à la terre, et elle leur imposait de vivre selon ses règles, elle avait façonné leur caractère à son image : dur, mais peu avare de tout ce qu’ils pouvaient donner pour peu que l’on ai la chance d’entrer dans leurs bonnes grâces et qu’on les respecte. Ils avaient accueillis tout d’abord avec circonspection l’installation des grand parents du petit Fabien dans la maison voisine des années auparavant. Ils leurs avaient fallu un temps d’observation avant qu’ils ne fassent connaissance avec ce couple qui n’était pas agriculteurs, comme eux, mais qui travaillaient tous les deux dans une usine textile de production de feutre de la région, que l’automatisation n’avait pas encore débarrassé de la nécessité de compter d’une multitude d’ouvriers dans ses hangars, travaillant à la chaîne, assourdis par le vrombissement des machines et des rotatives. A l’époque, Pierre et Lisette –puisque c’est ainsi qu’il s’appelaient avant de perdre leur prénom au profit de « papi pierrot» et « mamie lili» qu’ils deviendraient bien plus tard, à la naissance de leur premier petit fils-avaient acheté cette maison éloignée de tout pour plusieurs raisons. D’abord à cause du prix ; Ils ne pouvaient pas s’offrir une maison en ville, et ici, ils avaient l’opportunité d’avoir une grande maison bien à eux, avec un grand jardin. Et puis ils avaient eu un coup de cœur pour la tranquillité que leur offrait les champs et le peu de population alentour. Cela tranchait agréablement avec le bruit et l’agitation de l’usine. Ils avaient besoin de ce havre de paix et de silence. Aujourd’hui, des années après l’achat de cette maison, c’était aussi devenu le refuge du petit Fabien pendant ses vacances. Celui la même qui longeait en ce moment la clôture de la ferme voisine en lorgnant du coin de l’œil la grande cour pour voir si Francette était dans le coin. Visiblement, elle n’était pas la. Tant pis, il se contenterait d’aller jouer seul dans le champ.
L’après midi se déroulait paisiblement sous un soleil de plomb qui faisait sortir les grillons de leur trou. Le frottement de leurs pattes l’une contre l’autre produisait un ronronnement entêtant qui montait de tous les coins du champ en même temps. Pour s’occuper il se livra à un de ses jeu favoris, à savoir essayer d’attraper le plus possible de ces grillons. C’est son grand père qui lui avait montré comment faire, un après midi ou ils étaient tous les deux. Il fallait repérer les trous dans le sol et se mettre à quatre pattes, du coté opposé à l’inclinaison que faisait le trou en débouchant à la surface, pour ne pas que le grillon ne voit d’ombre bouger. Ensuite il fallait choisir un grand brin d’herbe ou aller chercher un brin de paille et l’enfoncer dans le trou, délicatement, en faisant un mouvement de va et vient. Le grillon, gêné par la présence de l’herbe, finissait toujours par sortir et il suffisait de l’attraper d’un geste rapide de l’autre main. Avec son grand père, un jour, ils avaient passé toute une partie de l’après midi à s’amuser comme des petits fous au concours de celui qui en attraperai le plus. C’est le patriarche qui avait gagné avecses vingt-et-un grillons qui s’agitaient dans un bocal, Fabien, lui, n’en ayant pris que dix-huit. Ils ont ensuite regardés en riant la foule de petites bestioles qui s’étaient éparpillés sans demander leur reste quand ils les avaient libérés de leur prison de verre. Aujourd’hui, il était bien décidé à battre son record et il se mit sans plus attendre à l’ouvrage.
La langue tirée en une mimique qui traduisait sa concentration, la tête au ras du sol, il s’appliquait à faire aller et venir une paille dans un petit trou avec tellement d’attention qu’il ne vit pas que quelqu’un s’approchait doucement de lui, sans faire de bruit. La première chose qu’il perçu, lui faisant comprendre qu’il n’était pas seul, ce fut la vision de deux sandales à quelques centimètres de ses yeux. Surpris, il leva brusquement les yeux pour découvrir deux jambes menues, puis le bas d’une robe à fleurs, et encore plus haut, tout la haut, le visage d’une petite fille qui le regardait d’un air moqueur. « Alors ? » dit-elle. « Combien qu’t’en a attrapé cette fois, m’sieur grillon ? ». Il répondit avec un grand sourire : « Ben j’en suis à …
* * *
…142. Le souvenir de la Francette me fait sourire. Je crois bien que je n’avais plus jamais repensé à elle depuis cette époque. Pourtant, en y réfléchissant bien, je crois que c’est durant ces vacances chez mes grand parents que s’est joué la prise de conscience de mon homosexualité, grâce à Francette et à Bruno, un autre petit voisin. Et avec tout ce qui s’est passé entre nous trois durant ces deux semaines la.
143. Plus que trois personnes et c’est enfin à mon tour. La première étape administrative va rendre fin. Et ce n’est pas trop tôt car je commence à avoir réellement faim, et je commence à avoir des fourmis dans les jambes à cause de ces sièges inconfortables.
144. Je regarde l’heure. Il est 9H05. Ca y est, je suis en retard sur mon rendez-vous. Ce n’est pas très grave puisqu’en général le médecin ne me prend jamais à l’heure : Il est toujours débordé. Il faut dire que le service du M.I.T (Maladies infectieuses et tropicales) d’un hôpital est beaucoup plus fréquenté qu’on ne le pense. La première fois que je m’y suis rendu, j’ai été effaré de constater le nombre de personne qui le fréquentait, et en majorité pour la même raison que moi. Seulement voila, c’est encore un sujet tabou et la plupart des gens y vont en catimini, priant Dieu de ne jamais croiser quelqu’un de leur connaissance sur le chemin. Plusieurs fois, j’y ai vu des personnes que je connaissais de vue. Ils étaient dans les couloirs de ce service maudis, et la plupart des fois ou je les croisais, ils détournaient le regard en faisant comme si ils ne me reconnaissaient pas. Sur le coup, j’ai trouvé ça ridicule de s’ignorer ainsi. Puisque nous étions la pour la même chose, pour essayer de se battre contre la même saloperie, j’aurai trouvé ça plus réconfortant d’échanger au moins quelques mots. Par bien des aspects la maladieisole, et beaucoup de personnes atteintes s’enfoncent dans un isolement encore plus grand en feignant de ne pas voir qu’autour d’eux il y a aussi des gens concernés, avec qui il serait quand même plus agréable de se serrer les coudes que de jouer l’indifférence. Mais je ne leur jette pas la pierre. Il fût un temps ou moi aussi j’agissais comme ça, et il m’arrive même de le faire encore un peu, parfois. Mais beaucoup moins qu’au début.
145. J’essaie d’allonger mes jambes pour faire passer la crampe que je sens monter. Le numéro 145 tarde à s’avancer vers le box libre. Le préposé qui se trouve derrière attend que quelqu’un se manifeste, et finalement, au moment ou il allait appuyer sur le bouton pour passer au numéro suivant, une femme en fauteuil roulant s’avance vers lui à toute vitesse en marmonnant quelque chose du genre « 145, c’est moi, c’est moi… j’arrive… ». Je vois les roues du fauteuil qui tournent à toute vitesse. Tellement vite que leurs rayons métalliques …
* * *
… en devenaient invisibles à l’œil nu. Le vélo prenait de la vitesse, entraîné par la pente de la petite rue goudronnée qui passait devant la ferme. Le Grand père était posté en haut et regardait son petit fils s’éloigner en prenant de la vitesse. Il se mit alors à hurler : « Les freins… Appuies sur les freins bon Dieu, tu va trop vite… ». Fabien n’entendait rien, assourdis par le vent qui sifflait à ses oreilles. Il était tétanisé par la peur et ne pouvait rien faire d’autre que regarder le bitume défiler de plus en plus vite devant ses yeux. Lui, de toute façon, n’avait pas été très chaud quand son grand père s’était mis en tête de lui apprendre à se servir correctement d’un vélo. « T’as neuf ans bourrique, t’as largement l’age de faire du vélo sans avoir peur. T’es pas une fillette ? ». Plus vexé par cette remarque que par la réelle envie de maîtriser la conduite d’un vélo, il avait relevé le défi de son grand père qui était allé derechef chercher un vieux vélo dans la grange. Il était plein de poussière et la peinture s’écaillait à tel point qu’il fallait le regarder à deux fois avant de constater qu’il avait été bleu. Il avait neuf ans et ne savait pas bien faire du vélo ; ou était le problème ? Il n’aimait pas vraiment la vitesse, et avait un sens de l’équilibre assez douteux. Il s’en fichait un peu puisque de toute façon, en ville, ou il habitais avec ses parents il n’avait que peu l’occasion de se déplacer à vélo. Mais pour l’instant il ne pensait pas à tout ça, il ne pensait à rien. Il regardait juste le virage, au bout de la rue, arriver vers lui de plus en plus vite. Il savait que ça allait mal finir cette histoire. Le vent sifflait de plus en plus fort à ses oreilles.