C’était le jour parfait pour le dire, pensait-il. Le moment idéal. Il ne pouvait pas faire autrement que de ne pas le dire aujourd’hui. Il avait déjà trop attendu. Avant, il n’y pensait même pas, trop occupé à savourer son bonheur. Après, cela aurait pesé sur sa conscience, gâchant tout. Il se serait senti malhonnête. Oui, aujourd’hui c’était le jour parfait pour le dire. Depuis le matin il répétait dans sa tête ces quelques mots. Il répétait silencieusement sa réplique comme un acteur cherchant le bon ton, celui qui s’adapterait le mieux à ce qu’il devait dire et qui finalement se résumait en trois mots. Peut être un ton grave pour en souligner l’importance et le poids ? Ou alors un ton faussement dégagé et léger pour en atténuer la portée et laisser à penser que cela n’avait, au fond, que peu d’importance ? Peut être dire ces trois mots comme ça, de but en blanc ? ou bien les enrober de mille précautions ? A chaque fois les mêmes doutes, les mêmes interrogations. Il n’avait jamais su comment le dire d’une façon idéale.
C’était un beau jour. Devant eux, la mer s’étendait à l’infini. Ils marchaient lentement sur le sable, main dans la main, donnant l’image de deux amoureux. Ils se promenaient en cachant leur mentons pour se protéger du froid, lui dans le col de son manteau et lui dans une écharpe enroulée autour du cou. Ces deux « il » s’étaient rencontrés à peine quelques jours auparavant. Ils apprenaient à se connaître en s’abandonnant avec plaisir aux douces sensations des premiers instants de la passion.
Aucun nuage ne venait souiller un ciel bleu azurin tellement intense et uniforme qu’il aurait été difficile de dire, uniquement en le voyant, si on pouvait le toucher en tendant le bras ou si au contraire il était à des millions de kilomètres. Si près et si loin à la fois, tout comme lui qui bégayait mentalement sa déclaration. Il ne savait toujours pas comment il allait la formuler même à quelques minutes de se lancer. Ce qu’il redoutait le plus une fois la chose lâchée ? Peut être son caractère irréversible. Une fois dite, la chose serait matérialisée. Il essayait de se donner du courage en se répétant : « Aller… vas-y… vas y… dis le… » A chaque fois qu’il était sur le point d’ouvrir la bouche, il renonçait. Une petite défaite de plus. Comme une savonnette, insaisissable, le courage le fuyait au moment même ou il pensait l’avoir bien serré à deux mains. A plusieurs reprises il avait vraiment failli se lancer mais quelque chose venait toujours couper son élan : une bourrasque de vent qui les obligeait à se retourner pour évier que le sable ne leur vole dans les yeux, un chien avec un morceau de bois blanchi par l’eau salé dans la gueule qui les frôlait en courant pour rejoindre son maître, un regard ou un sourire tendre que lui adressait son compagnon en lui serrant la main un peu plus fort. Des petits rien, qui, se conjuguant à l’inconstance de son courage faisaient que la déclaration pourrissait un peu plus sur le bout de sa langue.
C’était une histoire banale que celle de cette rencontre. Tous les jours, aux quatre coins de la planète, il en naissait beaucoup des histoires comme celle ci. Seule la forme de la rencontre change un peu : une rencontre en boite de nuit ou dans un bar, une rencontre programmée par l’intermédiaire d’un site de rencontre sur le net, une rencontre au supermarché au détour du rayon adoucissant et du rayon surgelé, une rencontre sur son lieu de travail. Il en existe de toutes les formes et de toutes les couleurs, des rencontres. Mais ce qui ne change jamais, c’est ce premier regard échangé, ce premier petit frémissement que l’on sent au fond de soi quelque part entre le cœur et le bassin, ce sentiment de voir quelqu’un pour la première fois et de ne plus rien voir d’autre autour. Ca, ça ne change jamais.
Entre ces deux garçons qui se promenaient sur la plage, c’est comme ça que ça s’est passé. Entre le premier regard et cette ballade il s’était écoulé à peine quelques jours qui leur avait parus aussi bref qu’un claquement de doigts. Tout occupés qu’il étaient à leur découverte mutuelle rythmée par les assauts répètes de leurs sens exacerbés, le temps n’avait pas eu d’importance. Toujours est-il qu’aujourd’hui ils avaient décidés d’aller s’aérer un peu et de marcher le long de la plage encore emmitouflée dans ses oripeaux d’hiver. C’est beau aussi une plage en Janvier. Et c’est ce moment de calme qu’il avait choisi pour faire sa déclaration. Non pas qu’il n’y ait pas pensé avant. Au contraire, il ne pensais qu’a ça. Il avait été tiraillé entre son désir de l’enfouir très profondément pour pouvoir savourer pleinement chaque seconde de la passion naissante, et sa culpabilité de voir qu’a chaque seconde qui passait était une seconde de plus ou il ne l’avait pas dit. Après toutes ses expériences il savait pourtant qu’il n’y avait pas de moment idéal pour en parler, il y avait juste une réaction idéale a attendre. En espérant qu’elle soit idéale ou même qu’il y en ait une. Et soudain, les premiers mots sont sortis, presque par surprise.
Lui : - J’ai quelque chose à te dire.
lui : - Oui ?
Lui : - Tu sais… je me sens vraiment bien avec toi… et…
lui : - Oh, moi aussi je me sens vraiment bien avec toi. Tu ne peux pas savoir à quel point…
Lui : - Justement…voilà… je… il faut que je te dise… tu dois savoir quelque chose…
Tout ce qu’il redoutait était en train d’arriver. Il allait le dire de travers. Il le savait rien qu’en entendant les premiers mots imprécis sortir de sa bouche. Son ton n’était ni grave, ni détaché. Il ne dirait pas « les trois mots » de but en blanc. Il ne les enroberait même pas de précaution. Il les enrobait juste de la maladresse dans laquelle il s’embourbait. Avec désespoir et impuissance Il s’entendait parler et se résigna à laisser son flot de parole aller jusqu'à son terme: le bouquet final d’ou sortiraient inévitablement « les trois mots ».
Lui : - voilà… on se connaît depuis quelque jours… tu… je… enfin tu me plais beaucoup mais tu dois savoir quelque chose… voilà… enfin, si après ce que je te dis, tu ne veux plus me revoir, je comprendrais parce que… enfin oui, c’est vrai j’aurai du t’en parler tout de suite, mais je n’ai pas pu… c’est pas évident… enfin bref, voilà. C’est pas non plus dramatique, mais c’est important. Et donc si ce que je te dis la… et puis merde voilà : je suis séropositif.
Ca y est, « les trois mots » étaient lâchés. Avec anxiété il guettait la moindre trace de réaction sur le visage de son compagnon de quelques jours à peine. Il savait par expérience qu’il n’y a pas de moment idéal pour avouer une chose pareil. Il faut juste sentir que c’est le bon moment et essayer de le dire simplement. Essayer. Au cours des aventures qu’il a eu depuis qu’il se sait séropositif il a essayé toutes les méthodes possibles, et il a eu toutes les réactions possibles sans qu’il y ait de cause à effet entre les deux. Il lui est arrivé de le dire tout de suite, juste après le premier regard. Il lui est arrivé de le dire juste avant de faire l’amour pour la première fois. Ou parfois juste après. Il lui est arrivé de le dire le lendemain, ou dans les jours qui ont suivis. Il lui est même arrivé de ne pas le dire du tout au vue de la brièveté de la relation. Mais il a toujours protégé l’autre en imposant une capote même quand ça ne semblait pas aller de soi à son partenaire. Son expérience en matière d’annonce de sa séropositivité lui a appris que la réaction de l’autre n’est jamais prévisible quelque soit le moment ou l’aveu est fait. C’est ce qui le terrifiait le plus à vrai dire : Ne pas pouvoir prévoir. Par le passé, alors qu’il se sentait en confiance quant à une éventuelle réaction, il lui était arrivé de se heurter à un rejet d’une telle puissance qu’il en gardait un goût amer. La déception et la douleur entamait sa confiance en lui. Et quand il se résignait à essuyer un nouveau rejet, il lui était arrivé de trouver deux bras tendus qui se moquaient éperdument de son virus. C’est pourquoi il scrutait avec appréhension le visage de celui dont il était tombé amoureux pour y guetter le moindre signe du verdict qu’appelait sa déclaration. Il essayait de ne pas laisser paraître son angoisse. Tout ce qu’il voulait aujourd’hui, sur cette plage, c’est qu’on ne le repousse pas pour « ça ». Qu’on lui laisse le temps d’expliquer qu’après tout, son virus était calme depuis longtemps, qu’Il lui avait fallu du temps pour le maîtriser et l’apprivoiser, mais qu’il y était parvenu. Jusqu'à quand, ça, personne ne le savait. Peu lui importait puisqu’au jour d’aujourd’hui il en était maître. Et qu’on lui laisse aussi le temps d’expliquer que bizarrement c’est une marque d’amour que de dire « je suis séropositif » à quelqu’un avec qui on se sent bien. Que ce sont trois mots qui lui écorchent la gueule mais qui constituent une étape à franchir avant d’en dire trois autres, beaucoup plus romantiques. Que ce sont trois mots, qui, même si en apparence n’ont rien à voir avec « je t’aime » n’en constituent pas moins un aveu en forme de déclaration d’amour. Et que finalement, tous les « Je t’aime » du monde viendront tout seul après et ils n’en seront que plus lourds de sens. Voilà tout ce qu’il attendait de dire mais avant d’arriver à toutes ces explications il fallait qu’on lui donne un signe lui indiquant qu’on ne lui tournait pas le dos.
La plage était presque déserte. Il faut dire qu’en janvier il fait toujours un peu froid. Pourtant c’était le jour idéal, juste le jour idéal. Au loin, deux joggeurs courraient le long du rivage.
Le lendemain il a attendu le coup de téléphone de celui qu’il avait rencontré quelques jours plus tôt. Le jour d’après aussi. Tout les autres jours de la semaine aussi. Et puis il a arrêté d’attendre car il savait très bien qu’il attendait pour rien. On ne lutte pas avec la peur provoquée par ces "trois mots", aussi irraisonnée soit-elle. Il ne voulait pas la juger. Il s’y refusait. Après tout, comment aurait-il réagit si la situation avait été à l’inverse ? Il a tourné la page. Il est passé à autre chose en maudissant le prochain jour idéal auquel il ne pourrait jamais échapper.
Ce grand dadais, qui attend et redoute tout à la fois son prochain jour idéal, est-il utile que je vous précise pourquoi je connais si bien ses pensées ? Toute cette histoire ne fait que raconter une de mes histoires manquée, a cause d’un bout de plastique qui un jour, il y a longtemps, m’a manqué…
Permets moi, s'il te plaît, de mettre ton post en lien sur mon blog.
Merci (pour tout ce que tu écris, aussi)
Rédigé par : Tomdom | vendredi 31 mars 2006 à 08:53
Bonjour. Je suis tombé sur ton blog via le lien de Tomdom. J'espere que ca ne va pas te sembler nul ou autre chose du meme genre, mais j'aimerais te dire bravo, parce qu'il faut quand meme du courage pour dire ça sur ton blog, et à tes relations. J'aimerais aussi te dire "tiens bon", parce que je sens que ca doit etre dur pour toi ce genre de situations.
Rédigé par : guycal | vendredi 31 mars 2006 à 11:08
Bon nombre des blogs auxquels je suis fidèle sont rédigés par des séropositifs. Et je l'oublie. Excepté lorsqu'ils l'évoquent, chacun à sa manière, dans la gravité, la fatigue, avec drôlerie ou bien nonchalamment, c'est là, ce n'est plus là, aveux et piqûres de rappel ricochent au fil des liens de la liste des web-favoris.
Je n'étais presque plus un môme quand le SIDA fut cahin-caha médiatisé, puis 25 ans se sont écoulés et je parcours des billets qui soulignent que ce n'est rien, 25 ans, à peine un avant-hier. À peine le temps qu'il faut pour se promener le long de 3km de plage.
Rédigé par : Jonas de Dieppe | vendredi 31 mars 2006 à 12:34
Voilà, moi j'ai un aveu aussi difficile à faire. J'avais il y a déjà pas mal de temps rencontré un mec qui m'a avoué trois jours plus tard sa séropositivité.
Eh je lui ai dit le lendemain que je souhaitais en rester là.
Pourquoi ? Parce qu'il ne me l'avait pas dit tout de suite ? Pour ne pas avoir à affronter la maladie de quelqu'un à qui l'on tient ?
Non, la vérité, c'est que j'ai eu peur. Peur de le devenir à mon tour, peur de toujours penser que nous ne pourrions jamais avoir des projets d'avenir sérieux ensemble.
La mauvais conscience ne m'a jamais quitté depuis. Ni ce lâche soulagement.
Je pense à lui de temps en temps, et j'espère toujours qu'il va bien. Je ne l'ai jamais rappelé parce qu'il doit penser que je suis le dernier des salauds.
Rédigé par : panama | vendredi 31 mars 2006 à 13:01
Merci Fabien pour ce post. Les larmes coulent et je te dis merci. Bises
Rédigé par : Daniel C. Hall | vendredi 31 mars 2006 à 15:32
Pffffff, je chiale encore comme un gamin devant l'un de tes posts mais je n'ai pas honte de le dire.
C'est bizarre mais je comprends pas cette peur.
Moi, mon coeur est vrillé depuis près de 3 ans maintenant car une personne m'a annoncé sa séropositivté. Je ne suis pas parti en courant car je sentais quelque chose frémire en moi dès que je pensais à lui. Ces frétiments devenaient des tremblement quand j'étais avec lui. J'étais sur le point de tout lâcher pour m'installer avec lui, tirer un trait sur ma vie sans me souciers des conséquences. Jusqu'au jour où il me dit que tout est fini car il a pas envi que par sa faute, j'attrape cette cochonnerie. Pour "me prot_ger", il m'a écarter de son chemin sans avoir encore réussi vraiment à comprendre le pourquoi de cette décision.
Bises Fabien :)
Rédigé par : Kitt67 | vendredi 31 mars 2006 à 21:45
Il m'est arrivé d'avoir le mauvais rôle voici quelques années et je n'en suis pas fier.
Rédigé par : Zorn | vendredi 31 mars 2006 à 23:20
Excuse moi, il n'y a pas de beau rôle...
Rédigé par : Zorn | vendredi 31 mars 2006 à 23:21
oh làlà, je suis encore tout retourné.... Tu sais que ton blog est absolument incroyable...
Les mots me manquent!
je vais faire sobre pour une fois: Merci Fabien
Rédigé par : dragonbleu | vendredi 31 mars 2006 à 23:59
Une bise si c'est permis.
Rédigé par : Gluon | samedi 01 avril 2006 à 08:16
En réalité, c'est l'histoire de 2 personnes qui ont peur, chacune pour la même et plus ubuesque des raisons: ils ont peur de s'aimer. Alors, s'il m'est permis, je te serre dans mes bras, fort. Voilà.
Rédigé par : Blogisbeau | samedi 01 avril 2006 à 09:26
Il y a des épreuves qui ne devraient pas en être... Je parle bien sûr de la réaction et non de l'aveu, qui comme tout aveu relève d'un profond courage, quoi qu'en disent ceux qui franchissent le pas et de quelque façon que ça soit. Cette "épreuve" de l'acceptation ne devrait pas en être une.
A-t-on peur de soi, peur de l'autre? peur pour soi, pour l'autre? peur que la relation se dénature au lieu de se renforcer? peur du nouveau monde qui s'ouvre entre les bras de l'Autre? peur des autres "silences" qui peuvent s'y cacher? peur de ne jamais tout savoir?
La solitude m'aura au moins appris à prendre l'autre comme il vient, comme il s'offre, comme la vie l'a fait et comme il s'accepte... En attendant de même en retour.
Rédigé par : Evan | samedi 01 avril 2006 à 20:06
c'est simple,
c'est beau,
c'est émouvant...
Comme toujours !
Chapeau bas Fabien...
Il ya des épreuves de l'âme qui renforcent et forgent cette beauté de l'âme !
@ +
Rédigé par : le nain | dimanche 02 avril 2006 à 10:33
Je ne sais que dire, je ne pourrais me faire juge de quelque chose qui m'est inconnu, mais tu le raconte avec une telle, avec une telle, enfin tu le raconte avec un ptit truc qui nous, je ne peux vraiment pas trouver les mots, je ne m'apitoierai sur ton cas car je me doute que tu ne dois pas avoir besoin de cela, mais je t'admire pour le courage que tu as même si celui-ci doit être quelque fois subit plutot que voulu(je ne sais pas si tu m'a compris la)Enfin voila je ne sais que te dire de plus a part bonne continuation et je te souhaite de trouver l'amour...
Bien à toi,
"Le secret"
Rédigé par : Le secret | mardi 04 avril 2006 à 12:47
Un jour j'ai tout raconté là :
http://peioblog.free.fr/dotclear/index.php?2005/03/31/136-u-blog136
Mes pensées les meilleures pour toi !
Bise,
Peio.
Rédigé par : Peio | jeudi 06 avril 2006 à 14:23
Cette note est vraiment magnifique, à la fois sincère et touchante. Merci.
Je les ai entendu ces trois mots, il y a longtemps, 8 ans pour être exact. Je ne suis pas parti, je l'aimais.
Rédigé par : Juju | jeudi 06 avril 2006 à 20:49
Merci.
Rédigé par : Pierre-Yves | vendredi 07 avril 2006 à 23:45
Merci pour vos commentaires et vos petits mots gentils. Mais j'aimerai juste apporter une précision. Je n'ai pas écris ce petit texte pour montrer "a quel point je suis courageux" d'affronter cette embûche dans ma vie qu'est une maladie. Car je ne me considère pas du tout comme quelqu'un de courageux. Le courage, c'est quand on affronte quelque chose alors que l'on a le choix de ne pas le faire. Dans mon cas, je n'ai pas le choix. Je n'ai que la solution d'avancer. Il n'y a pas de courage la dedans. De plus, j'ai juste voulu raconter une petite aventure amoureuse qui se termine mal à cause d'un fossé entre deux personnes. Dans ce cas, le fossé est une maladie, mais ça aurait pu être n'importe quoi d'autre.
En tout cas, merci pour vos messages. Il est toujours plaisant de voir que l'on peut toucher, et faire resonner certaines choses dans l'esprit de ceux qui perdent un peu de leur temps à lire jusqu'au bout les mots que je jette sur ce blog.
Rédigé par : fabien (Au fil des jours) | dimanche 09 avril 2006 à 15:17