C’est l’histoire d’une petite rencontre que j’ai faite il y a quelques années déjà, alors que je travaillais dans un restaurant de la rue des Lombards. Pour ne pas le citer je dirai tout simplement qu’il se trouvait et se trouve toujours du coté de la place saint opportune, entre une brasserie et un bar-restaurant gay et en face d’un bar gay. Toujours pour ne pas le citer je l’appellerai « Capitaine » en référence à un jeu de mot vaseux avec le vrai nom. J’y avais été engagé en 1999 alors que je débarquais de ma province, et j’en étais parti en 2002 en claquant la porte. Entre les deux, pendant ces presque trois années je suis passé d’extra à directeur adjoint au fil de différents contrats : CDI a mi-temps, CDI a plein temps, responsable de salle, et enfin directeur adjoint.
A l’époque, a 23 ans, découvrant cette capitale dans laquelle je venais d’emménager avec mon copain je me suis vite rendu compte que pour pouvoir succomber à ses charmes et profiter de tous ses attraits, cette vie et cette ville réclamaient que je trouve un boulot même si, en tant qu’étudiant, j’avais la chance de bénéficier d’un peu d’aide de la part de mes parents. Malgré la multitude de boulots que j’avais déjà fait, je n’avais jamais vraiment eu d’expérience dans la restauration, mais je me lançais dans cette voie ou, à Paris, sans être trop regardant sur le salaire et les horaires de travail, on trouve un job dans la journée
Lorsque je me présentais au « capitaine » j’ai été engagé au bout d’un quart d’heure bien que l’équipe de salle ne soit alors constituée que de serveuses. La politique de la maison était qu’une serveuse attire plus le client qu’un serveur. Seulement, le quartier étant très fréquenté par une population d’homo, le directeur jugeait attractif pour cette clientèle d’avoir au moins un « mâle » dans l’équipe. Je fus donc embauché non sur une expérience que je n’avais pas, mais sur mon physique et le fait que « j’en étais », chose dont je ne m’étais pas caché en disant que je vivais avec un garçon. J’étais une « potentielle source d’attraction dans la stratégie marketing de séduction d’une cible de clientèle ayant une forte potentialité dans le quartier ». Mais au fond, peu m’importais car j’avais décroché un boulot en un quart d’heure.
J’ai commencé par faire des extra plusieurs fois par semaine, le soir. J’ai appris à être un serveur. Je le faisais bien, si bien que l’on me proposait de plus en plus de services à faire. Et quand un jour, Morgane, la serveuse attitré des services du midi est tombée malade, le patron m’a proposé en plus de mes soir de la remplacer. Une de mes tâche avant ce premier service du midi que j’effectuais était de ranger la terrasse. Il fallait que j’aligne les tables et les chaises que l’homme de ménage avait sorti n’importe comment juste avant que je n’arrive. A peine arrivé, et les yeux encore bouffis de sommeil après une trop courte nuit, je m’attelais donc à cette occupation hautement intéressante et enthousiasmante lorsque je me rendis compte qu’il manquait une chaise.
- Putain, marmonnais-je à haute voix, Il en manque une. Y’a un connard qu’a rien de mieux à foutre que de piquer des chaises…
Une voix qui me fit sursauter s’éleva alors dans mon dos.
- On te l’a pas volée ta chaise. T’inquiète pas pour elle, y’a mon cul qui la garde, et je peux te dire qu’elle est bien gardée.
Je me retournais, cherchant des yeux qui avait parlé. C’est alors que je découvris une femme, effectivement assise sur la chaise manquante qu’elle avait installée devant la porte de l’immeuble qui jouxtait le restaurant. Je ne l’avais pas remarquée avant car elle était en partie cachée par une des jardinières qui entouraient la terrasse. Je restai sans voix, contemplant ce morceau de femme dont l’attitude et l’accoutrement ne laissaient aucune place au doute quant à son métier : le plus vieux du monde dit-on. La poitrine emprisonnée menaçait à tout moment de faire céder un corsage trop tendu sur une peau blanche qui émergeait de tout coté. Sur sa tête était fiché un chapeau désuet à fanfreluches d’ou s’échappaient des mèches de cheveux trop jaunes pour être naturellement blonds. Cette impression d’artifice était renforcée par de fins sourcils noirs qui surplombaient en accent circonflexe une face au sourire moqueur. J’ai compris bien plus tard que cet air hautain et suffisant qui se dégageait d’elle n’était qu’une façade, seule arme qui lui était donnée pour rester digne face à une société qui naviguait à son endroit entre répulsion et attirance. Des rides qu’accentuaient les ombres d’une jeunesse lointaine sculptaient un visage affaissé aux yeux clairs rehaussés par un maquillage trop appuyé. Emergeantes d’une jupe trop courte deux jambes charnues gainées de bas à grosses mailles étaient négligemment croisées. Elles m’évoquaient une trop grosse prise gonflant un filet de pêche jusqu’au point de rupture. Une fine cigarette se consumait en volutes mentholées, emmanchée sur un porte-cigarette tenu fermement entre les deux doigts d’une main que l’âge commençait perceptiblement à tâcher et à flétrir.
- Ben alors mon lapin, dit-elle, reste pas planté comme ça la bouche ouverte. On dirai qu’t’as vu la vierge, et je peux te certifier que c’est pas la cas.
- Pardon, bredouillais-je, je ne vous avais pas vu, vous m’avez surpris.
- Tu m’avais pas vu ? c’est bien la première fois que j’passe inaperçue. Pourtant avec tout le mal que j’me donne… Mais y’a pas de mal. T’es nouveau toi ? Elle est pas la la p’tite Morgane ?
- Non, elle est pas la, elle est malade, je la remplace… Et je suis pas nouveau, rajoutais-je, je travaille ici depuis deux mois, mais uniquement le soir.
- Ah, c’est pour ça que je ne t’avais jamais vu, dit elle en me lorgnant de la tête aux pieds. Moi, je bosse plus que la journée. Travailler le soir ça fait un bail que j’ai arrêté, trop vielle pour ça même si c’est clair que j’aurai plus de clients la nuit. Comme on dit, la nuit tous les chats sont gris. Elle partit d’un gros rire granuleux avant de reprendre. Dans la pénombre je serai sûrement plus attrayante, mais que veux tu, à mon age, on s’embourgeoise. Je laisse la nuit aux jeunettes.
Bouche bée devant ce personnage je ne sus que répondre à sa tirade, pas même une banalité. Sans s’offusquer de mon mutisme, elle repris :
- Et pour la chaise, t‘inquiète pas, je l’emprunte tous les jours et je la remet en place avant le service. La p’tite Morgane a l’habitude et les patrons sont au courant. Ils ont pitié de mes pauvres jambes faut croire. Le pavé, ça use. Ce disant, elle me fit un petit clin d’œil de connivence. Et l’après midi re belote, quand je suis crevé, je reprend la chaise et elle retrouve sa place avant le service du soir. Je range…
Ne trouvant toujours rien à répondre, je ne pus que bredouiller quelques mots du genre : « Ha, très bien… oui, bien sur. Vous avez bien raison madame. Ca gène personne en effet… Je… bon, ben… je vous laisse, je retourne bosser… »
- C’est ça, file bosser mon lapin… Et au fait, moi c’est michèle, mais tout le monde m’appelle mimiche, rapport à mes arguments de travail ajouta elle en se tapotant la poitrine pour me montrer ou se situaient ses fameux arguments. Je te dis ça parce que vu qu’on va être amenés à se recroiser ce serait bien que t‘arrête de m’appeler madame. C’est pas que ça flatte pas, mais j’ai plus l’habitude de ces civilités. A l’avenir tu m’appellera Michèle, ou mimiche, comme tu le sens. C’est compris ?
- Compris mad… michèle. Dis-je en me reprenant avant de rajouter. Et moi, c’est fabien.
- Ok mon lapin, fit-elle en éclatant de rire. Mais ton nom, je le retiendrai jamais. T’en offusque pas. C’est pas par manque de respect ou quoi, mais je vois tellement de monde dans la journée que j’ai renoncé à retenir tous les noms. Je t’appellerai comme tout le monde mon lapin, mon canard ou mon biquet, c’est selon l’humeur animalière du moment. Et puis, même si je me souviens pas de ton nom, je me souviendrai de toi. Les mignonnes frimousses, je m’en souviens toujours. Ce disant, elle me fit un clin d’œil qu’elle voulait aguicheur.
Je lui répondit d’un petit sourire gêné et mis fin à la conversation qui m’avait mis en retard.
- J’y vais, le boulot ne va pas se faire tout seul. Au revoir « Madame Michèle » à bientôt.
Je l’entendis s’esclaffer dans mon dos tandis que j’entrais dans le restaurant.
- « Madame Michèle », et en plus y se fout de ma gueule le minaud.
Le service se passa sans que j’ai le temps de m’arrêter une seconde pour penser à cette rencontre. En quittant l’établissement, vers 15 heures, je jetais un coup d’œil vers le pas de porte ou officiait « la mimiche » mais elle n’était plus la, sûrement occupée avec un client.
Comme elle me l’avait annoncé, nous avons été conduits à nous voir souvent par la suite, presque tous les jours en fait puisque j’ai rapidement été amené à travailler le midi en plus de mes services du soir. Chaque matin c’était un échange de banalités sur le temps, et sur nos activités respectives. Au fil du temps, j’ai appris à la connaître et à apprécier son cynisme enrobé de vulgarité étudiée. Au fur et a mesure de nos petites conversations j’appris qu’elle avait 52 ans et que cela faisait plus de 30 ans qu’elle tapinait pour vivre, que depuis plus de 15 ans elle occupait un petit studio dans l’immeuble qui faisait office à la fois d’appartement et de « bureau » pour ses affaires. Elle me faisait vraiment marrer avec ses allusions au fait que finalement on faisait le même métier elle et moi : on était la pour rendre un service à un client, et pour ce faire, l’attirer chez nous et pas chez le voisin en jouant de séduction. C’était au fond assez vrai pensais-je avec un sourire en me remémorant le pourquoi de mon embauche : attirer la clientèle. Elle poussait la comparaison à me demander chaque jour si on avait fait beaucoup de clients la veille, et quand je lui disais que la journée avait été calme, elle me répondait : « mouais, moi aussi ça a été calme, comme quoi tu vois mon biquet, tout est lié : le cul et la bouffe . y’a pas de mystère c’est ça qui mène le monde ». De temps en temps elle se lâchait et partait dans des analyses géopolitiques de la prostitution :
« Tu vois, je suis une espèce en vois de disparition. Des filles comme moi y’en a plus. Les vieilles de Saint-Denis, on se compte sur les doigts de la main et on est à peu près toutes dans les 3 ou 4 rues autour d’ici : dans le bas de la rue Saint-Denis jusqu'à Rivoli et rue des Lombards entre Sébastopol et la place saint opportune.
Quand tu remonte plus haut dans la rue Saint-Denis, jusqu'à Etienne-Marcel, tu trouveras plus de pute de pas de porte. Y’a que des sex-shop et des peep-show. Tout se fait en arrière boutique avec des jeunettes qui bossent pour des patrons.
Et si tu remonte encore, après Etienne Marcel et jusqu’après la porte Saint-Denis, c’est le coin des blacks : les africaines et les filles des îles. Des jeunettes qu’occupent le marché de l’exotisme. Ca nous a foutu un coup à nous les vieilles l’arrivée de ces fraîcheurs lointaines, mais à part ça, ça va, on se plaint pas trop vu que le reste du marché s’adresse à une autre clientèle, aux bois. A Vincennes, ou a dauphine, à Boulogne, c’est le soir en bagnole que ça bosse. C’est le drive-in de la passe. Ici, au cœur de paris,, on est un service de proximité. Tu vois mon biquet, c’est un peu le combat des vieilles épiceries de quartier contre les supermarchés de la périphérie avec ses produits d’importation. Alors même si on est plus de la première fraîcheur, on a fidélisé notre clientèle. »
Un jour, après nous être adonné a notre rituelle petite conversation du matin, elle me demanda de lui faire préparer et mettre de coté un plat. Elle le faisait régulièrement quand son frigo était vide, ce qui était chose fréquente.
- Tu me fera faire ton frichti avec des lardons, des champignons, des oignons, du fromage et tout le tralala. Comme d’habitude quoi. Mais pas trop d’oignons parce que…
- Oui, la coupais-je, pas trop d’oignons parce que les clients préfèrent se le farcir plutôt que de le sentir, je sais mimiche, comme d’habitude.
- Vl’a qu’y m’imite maintenant, dit elle avec un large sourire. Mais dans ta bouche c’est vulgaire mon chéri. T’as pas l’accent qui va avec, laisse ça à une pro. Pour mon plat, je descendrai le chercher vers 14 heures, après mon habitué du mercredi. C’ui la, il me secoue comme si il montait une pouliche pour le grand prix d’Amérique. Y sait pas faire autrement. Et j’ai toujours une dalle d’enfer après. Tiens, te vl’a de quoi payer le plat me dit elle en me tendant un gros billet.
- Mimiche, j’ai pas encore de monnaie. C’est bon, laisse tomber, je peux bien te le faire passer à l’as ton plat, c’est cadeau.
Son sourire s’effaça alors pour laisser place à une colère contenue, et c’est avec une froideur que je ne lui connaissait pas qu’elle me répondit.
- Ecoute moi bien mon biquet. Pour l’oseille, je fais pas crédit à mes clients et je leur fais pas faire de tour gratuit. Je vois pas pourquoi moi, je demanderai à ce qu’on me fasse des fleurs, d’ailleurs on m’en a jamais fait. Quand j’achète quelque chose, je crache pour l’avoir, et j’en suis fière. Je roule pas sur les biffetons mais je suis pas dans la dèche pour qu’on me fasse l’aumône.
- Je ne voulais pas te vexer, dis-je penaud et surpris de sa réaction. C’est juste que je te fais confiance et que pour cette fois, ça me fais plaisir de t’offrir un repas.
Voyant mon air désolé, elle se radoucit presque immédiatement
- Excuse, j’ai pas l’habitude c’est tout… c’est gentil de ta part.
Gênée de sa réaction trop brutale, elle mis fin à la conversation prétextant une course qu’elle devait faire.
- A cet après-midi me lança-t-elle avant de s’éloigner.
A 14h30, le service était terminé et le plat de mimiche attendait toujours sa venue en refroidissant en cuisine. Un peu inquiet de ne pas l’avoir vue venir le chercher, je me décidais après plusieurs moments d’hésitation à lui monter directement chez elle. Je savais à quel étage elle habitait et je connaissais le code d’entrée de la porte puisque il m’arrivait de passer par la pour entrer dans les bureaux du restaurant dont une porte donnait sur le palier du premier étage. Je gravis donc les trois étages qui conduisaient au studio de mimiche en me demandant si c’était une bonne idée et si je n’allais pas frapper à sa porte alors qu’elle était peut être « occupée » avec un client. Arrivé devant la porte je tendis un peu l’oreille, mais aucun bruit suspect ne vint confirmer mes craintes. Je frappais trois petits coup discrets : on ne sait jamais. De longues secondes s’écoulèrent dans le silence. Au moment ou je me demandais si il fallait que je frappe à nouveau ou que je fasse demi-tour, j’entendis un bruit de l’autre coté de la porte : un grincement suivit d’une voix interrogative :
- Ouais, qui c’est ?
- C’est Fabien… le serveur du resto d’en bas… Heu, je t’apporte le plat que tu m’as commandé ce matin.
Un silence accueillit ma phrase hésitante, et au bout d’un moment qui me parut durer des heures le bruit du verrou que l’on tire se fit entendre. La porte s’ouvrit sur une mimiche que j’eu du mal à reconnaître tout de suite. Elle était vêtue d’un peignoir et avait les cheveux en bataille. La chose qui me frappa le plus étaient ses yeux gonflés. J’aurai parié qu’elle venait de pleurer, mais je fis mine de ne rien avoir remarqué.
- Salut biquet, j’avais complètement oublié que je t’avais commandé un truc. Excuse moi. Dit elle en s’efforçant de masquer son trouble.
- Il n’y a pas de soucis, répondis-je. Du coup, je te l’ai monté directement, dis-je en désignant l’assiette que je tenais dans la main.
- J’ai pas très faim, mais j’vais le prendre quand même. Entre et pose le sur la table, dit-elle en s’effaçant pour me laisser le passage.
Obéissant, je pénétrai dans la pièce et posai le repas sur une petite table bancale. En regardant autour de moi, je vis que les seul autre élément de mobilier du studio consistait en lit king-size, une table de chevet et des étagères ou s’entassaient des bibelots. Une déco pour le moins simpliste.
- Bon, je vais redescendre, j’ai encore deux trois choses à faire au resto. Par contre, si tu ne mange pas tout de suite tu devrais mettre ça au frigo, dis-je en désignant l’assiette.
- Tu joue la mère poule toi maintenant ? répondit-elle en esquissant un sourire peu convaincant. Je t’obéis tout de suite mon lapin.
Elle se dirigeât vers les portes de ce que je pensais être un placard. En l’ouvrant, je me rendis compte qu’il s’agissait en fait de la cuisine. Une « kitchenette » comme disent fièrement les annonces immobilières. Un simple renfoncement contenant un bloc évier et deux plaques électriques surmontant un frigo dans lequel elle rangeât l’assiette. Au dessus, sur des étagères, au lieu des denrées ou des ustensiles de cuisine que l’on s’attendrait à y trouver, s’alignaient toute une série d’objets hétéroclites. Des photos dans leurs petits cadres, quelques bouquins jaunis et cornés, une boite en bois ornée de sculptures d’un blanc ivoire, un vieux chat en peluche, borgne et fatigué qui par ses coutures éclatés laissait s’échapper par endroits des petits mottons de rembourrage bruni, et quelques objets encore, le tout constituant vraisemblablement les souvenirs d’une vie qui auraient plus eus leur place soit en décoration dans le studio, soit dans une boite a chaussure glissée sous le lit plutôt que soigneusement alignés dans ce qui ressemblait à un petit autel dissimulé à la vue de tous par les portes d’une kitchenette. Voyant que je m’attardais du regard sur les différents objets, elle me lança un sourire emprunt de tristesse à peine contenue.
- Ce que tu vois la mon grand, c’est toute ma vie, ou plutôt tous les souvenirs qui ont comptés dans ma chienne de vie.
- Je suis désolé, je ne voulais pas être indiscret, dis-je me rendant compte de ce que ma curiosité avait de déplacée.
- Oh, y’a pas de mal. Si tout ce qui compte pour moi est planqué la, c’est que je n’ai pas envie d’avoir tout ça sous les yeux quand je suis avec un client.
Alors que je m’approchais pour détailler une photo qui montrait une jeune femme radieuse tenant un bébé dans ses bras, elle rajouta :
- Et c’est aussi pour que tous ceux qui passent par ici ne posent pas de questions auxquelles j’ai pas forcement envie de répondre.
Je ravalais aussitôt la question qui me brûlait les lèvres. Elle s’attarda du regard sur la photo en question, sur cette jeune femme, à peine sortie de l’enfance, ayant les mêmes traits qu’elle, les rides d’amertumes et les désillusions en moins, et sur ce bébé joufflu qu’elle tenait tendrement contre sa poitrine. Son regard se voilà tandis qu’elle se perdait dans les souvenirs que faisaient remonter à la surface la vision de cette photo, et, pour briser le silence pesant qui s’installait je risquais quand même une timide question.
- C’est toi, n’est ce pas ?
- Oui, c’est moi, finit elle par répondre dans un soupir. C’est moi et ma fille. Elle avait à peine un mois sur cette photo… Et moi, j’avais quinze ans.
Elle baissa les yeux sur ses mains qu’elle serraient nerveusement l’une contre l’autre. Elle baissa les yeux de l’image de son bonheur lointain pour trouver la force de continuer à parler. Elle me raconta son histoire, sa croix et sa douleur, en laissant tomber toutes ses barrières de défense, et avec elles son ton gouailleur et le vocabulaire qui allait de paire. Sa voix se faisait douce, je n’avais plus devant moi une prostituée haute en couleur, mais une femme vieillissante et fragile qui se livrait à moi de façon bien plus intime que lorsqu elle écartait les jambes pour ses hommes.
A 15 ans, elle était tombée enceinte d’un jeune de son village natal du morbihan. Ses parents, pétris de morale et de tradition n’avaient jamais acceptés sa grossesse. Envoyée chez une tante dès que les rondeurs trahissant son états étaient apparus, elle avait vécu ces derniers mois de grossesse loin des ragots du village. Les premières semaines de la vie de la petite Catherine s’étaient déroulées comme dans un rêve pour Michèle qui découvrait le bonheur d’être maman. Son jeune âge ne l’empêchait pas de trouver le plus naturellement du monde les bons gestes à faire envers cet enfant. L’instinct parle à tout âge. Malheureusement ses parents en avaient décidés autrement et c’est avec effroi qu’elle dut affronter leur discours lui enjoignant d’aller abandonner l’enfant dans un orphelinat. « Tu ne peux pas le garder. Que dira-t-on si tu reviens avec ce bâtard alors qu’il n’a pas de père, et que tu n’as que 15 ans ? penses tu a la famille ? pour quoi va-t-on passer ? Non, tu ne peux pas le garder. » La sentence était cruelle et irrévocable. Elle pleura, cria, supplia, menaça de partir seule avec Catherine, de fuir ce pays qui ne l’accepterait pas parce qu’elle avait donné la vie. Rien n’y fit. Ses parents furent inflexible, ce fut la fin de ses désillusions d’enfant et le début de la haine envers ses parents qui ne s’est jamais éteinte depuis. Sous les pression de sa famille, les menaces, le chantage, elle finit au terme d’un lavage de cerveau en bon et du forme, par emmener sa fille dans une institution. La mort dans l’âme, elle avait signé les papiers, le doigt de sa mère pointant les endroits ou elle devait apposer sa signature signifiant qu’elle renonçait à ses droits d’aimer sa fille.
Après cet épisode, elle était rentré dans son village, auprès des « siens ». Mais elle n’y était resté que pour voir grandir sa haine et prendre conscience de l’ignominie de ce qu’on l’avait obligé à faire. Et un matin elle est partie. Elle a fuit. Désormais seule, elle a traîné sa culpabilité au fil des ans, et au fil de ses pérégrinations. Les squats, la rue, les hommes violents, et fatalement la prostitution. Elle a même essayé de fuir son pays et a vécu quelques temps en Allemagne et en Italie, au coté de vieux beaux qui l’entretenait comme on s’occupe d’une jolie plante à exhiber. A 23 ans, elle a atterrit à Paris. C’est la qu’elle restera, vivotant de petits boulots au noir qui n’ont jamais tant rapportés que ce son cul pouvait lui payer. C’est ainsi que 30 ans plus tard elle est devenu, comme elle aime à s’appeler par provocation, une vieille pute.
Mais malgré toutes ces années, elle n’a rien oublié. Elle a toujours traîné dans son sillage la culpabilité d’avoir abandonné sa fille. Même si c’était sous la pression, c’était quand même elle qui avait signé les papiers. Même si elle l’aimait c’était quand même elle qui avait laissé aux bras d’une inconnue son bébé aux joues mouillés des larmes. Chaque nuit, elle pensait à Catherine, se demandant ou elle était, ce qu’elle était devenu et ce qu’elle avait fait de sa vie. Elle implorait Dieu pour que son enfant soit heureux, ou qu’il soit. Chaque jour elle changeait de Dieu, pour multiplier les chances. Elle pensait que la religion, c’était rien que des foutaises. Elle ne croyait pas en un Dieu qui avait laissé faire de sa fille une orpheline. Elle était Athée, mais pour Catherine, chaque soir elle devenait polythéiste au cours de ses prières silencieuses et lacrymales. Sa plus grande joie aurait été de la revoir, de la serrer dans ses bras, même 37 ans après.
Pendant qu’elle me racontait son histoire, je restais silencieux, la regardant se recroqueviller à mesure qu’elle déroulait les mots, sans temps morts, comme si elle s’arrêtait ne serait-ce qu’une seconde de parler, elle ne pourrait pas continuer. Lorsqu’en un soupir le dernier mot mourut sur ses lèvres, je lui demandais doucement.
- Et tu n’as jamais essayé de la retrouver ?
Elle m’expliquât alors qu’une mère qui abandonne son enfant ne peut pas faire la démarche de le retrouver. L’administration est claire la dessus, ou plus justement, suffisamment obscure pour couper toute velléité allant dans ce sens. Il n’y a que l’enfant qui peut entamer des recherches sur sa mère, et jusqu'à preuve du contraire, Catherine ne l’avait jamais fait puisqu’elle n’était encore jamais venu frapper à sa porte.
- Et puis de toute façon, me confia-t-elle encore. Même si j’en meurs d’envie, je suis terrorisé à l’idée de ce qu’elle pourrait avoir à me dire. Je crois que je ne serais pas assez forte pour affronter ses questions « Pourquoi m’as tu abandonné ? Comment peut tu dire être ma mère alors que l’on ne se connaît pas ? » J’ai peur d’être rejetée. J’ai peur qu’elle ne comprenne pas. Tout ce qu’il me reste d’elle c’est cette photo et son chat en peluche que j’ai gardé depuis 37 ans. Et puis qui aurait envie de retrouver une mère comme moi, une vieille pute qui survit dans un vieil appartement miteux ? Peut être que c’est mieux comme ça. En disant cette dernière phrase, ses yeux disaient tout le contraire.
Cette bouffée de fatalisme et de résignation me mit mal à l’aise. Je ne pouvais pas croire que l’on puisse ainsi en arriver a accepter les choses sans se donner de l’espoir. Avec les illusions de mes 23 ans, j’essayais maladroitement de lui faire relever la tête.
- Il ne faut pas perdre espoir, c’est important d’avoir des buts dans la vie et d’essayer de faire changer les choses, Dis-je. Je sais plus trop ou j’ai entendu ça, mais ça me plait bien :
La seule chose réellement nécessaire dans la vie d’un Homme c'est l'Amour.
Si on lui enlève l’amour, il faut lui donner un espoir pour se battre.
Si on lui enlève l’espoir, il faut lui donner quelque chose à faire.
Si on lui enlève ça, il ne lui reste rien.
C’est assez vrai, non ?
- C’est surtout très cul-cul me répondit-elle. C’est mignon, mais cul-cul. On est pas dans le monde merveilleux de Mickey ici. On est dans la réalité, pas dans un rêve.
- Rêver, ça fait pas de mal.
- Sur le coup, non, mais quand on se réveille c’est à grand coup de baffes dans la gueule.
- c’est pessimiste et défaitiste.
- Non, à mon stade c’est salutaire. Pour toi qui a encore les marques du bavoir sur le cou, t’as peut être encore besoin de la béquille des illusions, mais on ne me la fait plus à moi cette plaisanterie la. Au lieu de passer mon temps à rêver qu’un jour je serai heureuse dans une petite maison de banlieue avec ma fille qui viendrait me voir tous les dimanche en me disant « maman je t’aime » je préfère utiliser mon temps à essayer de pas être trop malheureuse aujourd’hui. A quoi bon rêver un demain heureux pour gâcher un aujourd’hui peut être pas génial en comparaison, mais qui pourrait être pire ?
Alors qu’elle me débitait son laïus, elle reprenait peu à peu le masque de la vieille prostitué que tout le monde lui connaissait. Elle retournait dans la peau de la mimiche pour se convaincre que ce qu’elle disait était vrai et non pas un discours grandiloquent qui masquait ce qu’elle redoutait de se permettre de rêver.
- Rêver, ça empêche de vivre mon lapin, ça te bouffe. Arrête de rêver et vis pleinement aujourd’hui. En plus ça t’évitera de te réveiller déçu demain.
Je ne me souviens plus trop de la fin de la conversation. Tout ce dont je me rappelle c’est que je me suis senti triste et perturbé devant ce discours. Lequel des deux personnage avait raison ? La Michèle que j’avais entre-aperçu l’espace d’un moment, celle qui priait chaque soir devant la photo de sa fille perdue dans l’espoir de la retrouver, ou bien la mimiche qui se blindait de désillusions et se vautrait dans une vie épicurienne au jour le jour ?
Je me souviens aussi que quand j’ai quitté l’appartement, elle m’a juste dit « A demain Fabien » Et je savais que nous ne reparlerions jamais de cette histoire.
J’ai quitté le « capitaine » en 2002, et souvent par la suite je suis repassé devant le restaurant. Je m’arrêtais de temps en temps discuter un peu avec mimiche quand je la voyais devant sa porte. Et un beau jour, je ne l’y ai plus vu. Je ne l’ai plus jamais revu. Je ne sais pas ce qu’elle est devenu, mais à chaque fois que je passais par la, j’ai toujours eu une pensée pour cette femme que tout le monde voyait mais que personne ne connaissait. Une femme au verbe toujours haut, aux jupes toujours courtes, avec un cynisme ponctué de grossièretés qui n’était en fait que de la pudeur. La pudeur de cacher une tristesse et une histoire tragique. Une vie difficile qui avait réussi à assécher l’espoir dune vie meilleure. Alors, pour vivre, elle essayait de profiter du jour comme elle pouvait, avec ses moyens en faisant ce qu’elle savait le mieux faire : donner du plaisir aux autres, ou à défaut, les satisfaire.
Je ne l’ai jamais revu, je ne sais pas ce qu’elle est devenu. Tout ce que je peux faire, c’est espérer que la ou elle est cette vieille pute, elle est vraiment heureuse, avec une fille retrouvée ou pas.
belle histoire que celle de cette rencontre. triste histoire que celle de madame Mimiche, qui parle comme du Audiard quand elle n'a pas le blues.
bel effort d'avoir pris le temps de nous la raconter complètement.
Rédigé par : gilda | mercredi 22 mars 2006 à 14:33
Je suis arrivée sur ce blog en faisant confiance à Matoo.
Cette tranche de vie est à la fois triste dans le fond et jolie dans la forme.
merci de nous l'avoir fait partager.
Rédigé par : Blandine | mercredi 22 mars 2006 à 15:36
Je me permets de te dire que c'est très bien écrit. C'est une belle tranche de vie, humaine et tout et tout, et je te remercie de l'avoir partagée avec nous.
Rédigé par : Urobore | mercredi 22 mars 2006 à 16:50
tout simplement superbe
Rédigé par : Virginie | mercredi 22 mars 2006 à 20:33
Wao... Tu m'as fait pleurer. Et dire qu'il m'arrive de me plaindre...
Rédigé par : tomdom | jeudi 23 mars 2006 à 14:35
Très belle rencontre et beaucoup d'authenticité rafraichissante. Une regard lucide et honnête sur la vie, sans complaisance mais avec une douce profondeur, une vibrante humanité.
Et de très belles formules qui atteste une verve flamboyante !
Merci pour ce partage
Belalbatros.skyblog.com
Eric
Rédigé par : Eric | jeudi 23 mars 2006 à 15:21
waoufff! On se prend quand même une grande claque à la lecture de cette histoire belle et boulversante. Et puis quelle écriture!!
Et puis content de te "revoir". Même si on ne se connait pas, j'ai lu tous tes post et je profite de ce commentaire pour te dire toute mon admiration pour ton courage. J'ai été boulversé par certains de tes écrits ( en particulier celui dans lequel tu racontes comment tu as annoncé la "chose" à tes parents. C'est superbe et emouvant.
Alors bravo pour ton courage et ton talent.
Porte toi bien .
Un lecteur assidu qui se retrouve un peu dans tes écrits.
Rédigé par : Carat | jeudi 23 mars 2006 à 16:41
arf meh heu, tu as encore réussi à faire coluer mon rimel :D
En même temps suis heureux de te voir poster :)
Rédigé par : Kitt67 | jeudi 23 mars 2006 à 19:20
Eu la surprise de lire un grand texte alors que je ne m'y attendais pas. Vous avez l'étoffe d'un romancier, vous avez du style et de l'empathie. Emu et reconnaissant. Amitiés d'un professeur de littérature et d'histoire en Suisse. Laurent
Rédigé par : Laurent de Weck | vendredi 24 mars 2006 à 11:07
Quelle émotion en lisant l'histoire de Michèle. Si seulement... Si seulement elle pouvait trouver un peu de bonheur maintenant, après tant d'années de souffrances morales et physiques. Quelle triste histoire alors qu'une fille se demande peut-être qui est sa mère et pourquoi elle l'a "abandonnée", et cette mère qui aurait tant besoin de sa fille. Si tu as des nouvelles de Michèle...
Rédigé par : Seb | vendredi 24 mars 2006 à 12:44
Au même endroit, je rencontrais tous les jours une personne indigente qui disait s'appeler Amelie de Tavora. C'était une vieille dame assise près de deux sacs qui contenaient visiblement ses habits près du Turc à l'angle de la rue des Lombards et de la rue saint denis.
Elle était extra-ordinairement cultivée et parlait parfaitement le portugais, l'espagnol, l'anglais, l'allemand et le français (elle parlait d'autres langues que je ne maîtrise pas). C'était une dame forte avec une magnifique chevelure blanche (une Bonne maman idéale).
J'avais de longue conversation avec elle aux BurgerKing de la rue saint denis (qui la nourrissait gratuitement) sur la Philologie, la musique, la philosophie, la géoraphie, l'ethnologie, les sciences politiques etc. Elle souffrait malgré sa haute conversation, sa culture et son intelligence exceptionnelle visiblement d'un trouble psychique et j'avais commencé des démarches auprès de l'ambassade du Portugal pour voir si elle avait une famille qui puisse lui venir en aide. Un jour le burger king a fermé et je ne l'ai plus jamais revue dans le quartier.
Sa disparition m'a beaucoup inquiété et j'ai le regret de ne pas être intervenu avec plus d'humanité plus vite et mieux pour cette personne. Je profite de votre "disparition" dans le même quartier pour la cas où quelqu'un aurait connu cette "Amélie de Tavora" à laquelle je pense tous les jours 10 ans après ...
Rédigé par : BrunoNation | samedi 25 mars 2006 à 01:08
une seule chose à rajouter:BRAVO!
Rédigé par : ecureuilgris | mardi 28 mars 2006 à 02:07
On gagne tout à prendre le temps de découvrir les gens... tout le monde à de belles choses à raconter, tout le monde à de grandes histoires, de profondes blessures ou d'intenses bonheurs qui gaganent à être partagés. Merci de nous offrir les tiens.
Rédigé par : Yohann | dimanche 19 avril 2009 à 18:31