C’était le jour parfait pour le dire, pensait-il. Le moment idéal. Il ne pouvait pas faire autrement que de ne pas le dire aujourd’hui. Il avait déjà trop attendu. Avant, il n’y pensait même pas, trop occupé à savourer son bonheur. Après, cela aurait pesé sur sa conscience, gâchant tout. Il se serait senti malhonnête. Oui, aujourd’hui c’était le jour parfait pour le dire. Depuis le matin il répétait dans sa tête ces quelques mots. Il répétait silencieusement sa réplique comme un acteur cherchant le bon ton, celui qui s’adapterait le mieux à ce qu’il devait dire et qui finalement se résumait en trois mots. Peut être un ton grave pour en souligner l’importance et le poids ? Ou alors un ton faussement dégagé et léger pour en atténuer la portée et laisser à penser que cela n’avait, au fond, que peu d’importance ? Peut être dire ces trois mots comme ça, de but en blanc ? ou bien les enrober de mille précautions ? A chaque fois les mêmes doutes, les mêmes interrogations. Il n’avait jamais su comment le dire d’une façon idéale.
C’était un beau jour. Devant eux, la mer s’étendait à l’infini. Ils marchaient lentement sur le sable, main dans la main, donnant l’image de deux amoureux. Ils se promenaient en cachant leur mentons pour se protéger du froid, lui dans le col de son manteau et lui dans une écharpe enroulée autour du cou. Ces deux « il » s’étaient rencontrés à peine quelques jours auparavant. Ils apprenaient à se connaître en s’abandonnant avec plaisir aux douces sensations des premiers instants de la passion.
Aucun nuage ne venait souiller un ciel bleu azurin tellement intense et uniforme qu’il aurait été difficile de dire, uniquement en le voyant, si on pouvait le toucher en tendant le bras ou si au contraire il était à des millions de kilomètres. Si près et si loin à la fois, tout comme lui qui bégayait mentalement sa déclaration. Il ne savait toujours pas comment il allait la formuler même à quelques minutes de se lancer. Ce qu’il redoutait le plus une fois la chose lâchée ? Peut être son caractère irréversible. Une fois dite, la chose serait matérialisée. Il essayait de se donner du courage en se répétant : « Aller… vas-y… vas y… dis le… » A chaque fois qu’il était sur le point d’ouvrir la bouche, il renonçait. Une petite défaite de plus. Comme une savonnette, insaisissable, le courage le fuyait au moment même ou il pensait l’avoir bien serré à deux mains. A plusieurs reprises il avait vraiment failli se lancer mais quelque chose venait toujours couper son élan : une bourrasque de vent qui les obligeait à se retourner pour évier que le sable ne leur vole dans les yeux, un chien avec un morceau de bois blanchi par l’eau salé dans la gueule qui les frôlait en courant pour rejoindre son maître, un regard ou un sourire tendre que lui adressait son compagnon en lui serrant la main un peu plus fort. Des petits rien, qui, se conjuguant à l’inconstance de son courage faisaient que la déclaration pourrissait un peu plus sur le bout de sa langue.
C’était une histoire banale que celle de cette rencontre. Tous les jours, aux quatre coins de la planète, il en naissait beaucoup des histoires comme celle ci. Seule la forme de la rencontre change un peu : une rencontre en boite de nuit ou dans un bar, une rencontre programmée par l’intermédiaire d’un site de rencontre sur le net, une rencontre au supermarché au détour du rayon adoucissant et du rayon surgelé, une rencontre sur son lieu de travail. Il en existe de toutes les formes et de toutes les couleurs, des rencontres. Mais ce qui ne change jamais, c’est ce premier regard échangé, ce premier petit frémissement que l’on sent au fond de soi quelque part entre le cœur et le bassin, ce sentiment de voir quelqu’un pour la première fois et de ne plus rien voir d’autre autour. Ca, ça ne change jamais.
Entre ces deux garçons qui se promenaient sur la plage, c’est comme ça que ça s’est passé. Entre le premier regard et cette ballade il s’était écoulé à peine quelques jours qui leur avait parus aussi bref qu’un claquement de doigts. Tout occupés qu’il étaient à leur découverte mutuelle rythmée par les assauts répètes de leurs sens exacerbés, le temps n’avait pas eu d’importance. Toujours est-il qu’aujourd’hui ils avaient décidés d’aller s’aérer un peu et de marcher le long de la plage encore emmitouflée dans ses oripeaux d’hiver. C’est beau aussi une plage en Janvier. Et c’est ce moment de calme qu’il avait choisi pour faire sa déclaration. Non pas qu’il n’y ait pas pensé avant. Au contraire, il ne pensais qu’a ça. Il avait été tiraillé entre son désir de l’enfouir très profondément pour pouvoir savourer pleinement chaque seconde de la passion naissante, et sa culpabilité de voir qu’a chaque seconde qui passait était une seconde de plus ou il ne l’avait pas dit. Après toutes ses expériences il savait pourtant qu’il n’y avait pas de moment idéal pour en parler, il y avait juste une réaction idéale a attendre. En espérant qu’elle soit idéale ou même qu’il y en ait une. Et soudain, les premiers mots sont sortis, presque par surprise.
Lui : - J’ai quelque chose à te dire.
lui : - Oui ?
Lui : - Tu sais… je me sens vraiment bien avec toi… et…
lui : - Oh, moi aussi je me sens vraiment bien avec toi. Tu ne peux pas savoir à quel point…
Lui : - Justement…voilà… je… il faut que je te dise… tu dois savoir quelque chose…
Tout ce qu’il redoutait était en train d’arriver. Il allait le dire de travers. Il le savait rien qu’en entendant les premiers mots imprécis sortir de sa bouche. Son ton n’était ni grave, ni détaché. Il ne dirait pas « les trois mots » de but en blanc. Il ne les enroberait même pas de précaution. Il les enrobait juste de la maladresse dans laquelle il s’embourbait. Avec désespoir et impuissance Il s’entendait parler et se résigna à laisser son flot de parole aller jusqu'à son terme: le bouquet final d’ou sortiraient inévitablement « les trois mots ».
Lui : - voilà… on se connaît depuis quelque jours… tu… je… enfin tu me plais beaucoup mais tu dois savoir quelque chose… voilà… enfin, si après ce que je te dis, tu ne veux plus me revoir, je comprendrais parce que… enfin oui, c’est vrai j’aurai du t’en parler tout de suite, mais je n’ai pas pu… c’est pas évident… enfin bref, voilà. C’est pas non plus dramatique, mais c’est important. Et donc si ce que je te dis la… et puis merde voilà : je suis séropositif.
Ca y est, « les trois mots » étaient lâchés. Avec anxiété il guettait la moindre trace de réaction sur le visage de son compagnon de quelques jours à peine. Il savait par expérience qu’il n’y a pas de moment idéal pour avouer une chose pareil. Il faut juste sentir que c’est le bon moment et essayer de le dire simplement. Essayer. Au cours des aventures qu’il a eu depuis qu’il se sait séropositif il a essayé toutes les méthodes possibles, et il a eu toutes les réactions possibles sans qu’il y ait de cause à effet entre les deux. Il lui est arrivé de le dire tout de suite, juste après le premier regard. Il lui est arrivé de le dire juste avant de faire l’amour pour la première fois. Ou parfois juste après. Il lui est arrivé de le dire le lendemain, ou dans les jours qui ont suivis. Il lui est même arrivé de ne pas le dire du tout au vue de la brièveté de la relation. Mais il a toujours protégé l’autre en imposant une capote même quand ça ne semblait pas aller de soi à son partenaire. Son expérience en matière d’annonce de sa séropositivité lui a appris que la réaction de l’autre n’est jamais prévisible quelque soit le moment ou l’aveu est fait. C’est ce qui le terrifiait le plus à vrai dire : Ne pas pouvoir prévoir. Par le passé, alors qu’il se sentait en confiance quant à une éventuelle réaction, il lui était arrivé de se heurter à un rejet d’une telle puissance qu’il en gardait un goût amer. La déception et la douleur entamait sa confiance en lui. Et quand il se résignait à essuyer un nouveau rejet, il lui était arrivé de trouver deux bras tendus qui se moquaient éperdument de son virus. C’est pourquoi il scrutait avec appréhension le visage de celui dont il était tombé amoureux pour y guetter le moindre signe du verdict qu’appelait sa déclaration. Il essayait de ne pas laisser paraître son angoisse. Tout ce qu’il voulait aujourd’hui, sur cette plage, c’est qu’on ne le repousse pas pour « ça ». Qu’on lui laisse le temps d’expliquer qu’après tout, son virus était calme depuis longtemps, qu’Il lui avait fallu du temps pour le maîtriser et l’apprivoiser, mais qu’il y était parvenu. Jusqu'à quand, ça, personne ne le savait. Peu lui importait puisqu’au jour d’aujourd’hui il en était maître. Et qu’on lui laisse aussi le temps d’expliquer que bizarrement c’est une marque d’amour que de dire « je suis séropositif » à quelqu’un avec qui on se sent bien. Que ce sont trois mots qui lui écorchent la gueule mais qui constituent une étape à franchir avant d’en dire trois autres, beaucoup plus romantiques. Que ce sont trois mots, qui, même si en apparence n’ont rien à voir avec « je t’aime » n’en constituent pas moins un aveu en forme de déclaration d’amour. Et que finalement, tous les « Je t’aime » du monde viendront tout seul après et ils n’en seront que plus lourds de sens. Voilà tout ce qu’il attendait de dire mais avant d’arriver à toutes ces explications il fallait qu’on lui donne un signe lui indiquant qu’on ne lui tournait pas le dos.
La plage était presque déserte. Il faut dire qu’en janvier il fait toujours un peu froid. Pourtant c’était le jour idéal, juste le jour idéal. Au loin, deux joggeurs courraient le long du rivage.
Le lendemain il a attendu le coup de téléphone de celui qu’il avait rencontré quelques jours plus tôt. Le jour d’après aussi. Tout les autres jours de la semaine aussi. Et puis il a arrêté d’attendre car il savait très bien qu’il attendait pour rien. On ne lutte pas avec la peur provoquée par ces "trois mots", aussi irraisonnée soit-elle. Il ne voulait pas la juger. Il s’y refusait. Après tout, comment aurait-il réagit si la situation avait été à l’inverse ? Il a tourné la page. Il est passé à autre chose en maudissant le prochain jour idéal auquel il ne pourrait jamais échapper.
Ce grand dadais, qui attend et redoute tout à la fois son prochain jour idéal, est-il utile que je vous précise pourquoi je connais si bien ses pensées ? Toute cette histoire ne fait que raconter une de mes histoires manquée, a cause d’un bout de plastique qui un jour, il y a longtemps, m’a manqué…
Bonjour. Me voilà de retour. Pour ceux qui me connaissent pas, je suis Ben. Mon frère, Fabien, il a 7 ans de plus que moi et c'est lui qui écrit tout ce qu'il y a dans ce journal sur internet. Il a d'ailleurs raconté ici l'épisode de ma venue au monde. Et il m'a dit un jour que ce serait pas mal si c'était moi qui racontais de temps en temps quelques histoires que j'ai vécu. Il m'a dit que si c'était moi qui les racontais, avec mon point de vue, ce serait plus intéressant que si c'était lui qui le faisait. Alors après une première histoire, en voilà une autre.
Un jour, j’avais 21 ans. Ca fait pas si longtemps que ça en fait. C’était pas l’été dernier mais encore celui d’avant. Et à ce moment la, il est arrivé un drame dans la famille. Un truc que franchement je souhaite à personne, même pas à Jean-sébastien, un des éducateurs de mon C.A.T ou je travaille depuis plus d’un an. Jean-sébastien il arrête pas de gueuler tout le temps. Moi, je l’aime pas trop, rapport au fait qu’il arrête pas de gueuler tout le temps, même quand on a rien fait. Quand on s’amuse à faire un morpion géant en faisant des croix avec la boue de nos chaussures sur le carrelage de la salle commune qu’on dirait une feuille à carreaux géante (sans la marge rouge bien sûr), la, je dis pas, il peut gueuler. Mais même quand on a rien fait, il gueule quand même. Je crois bien que je l’ai jamais vu rigoler. Un jour, y’a même Véro, une autre éducatrice (pour les filles on dit éducatrice et pas éducateuse comme pour coiffeur ou chauffeur) qui lui a dit que ça lui ferait du bien de tirer un coup de temps en temps, que ça le calmerai et que ça ferait des vacances à tout le monde. « Tirer un coup ». c’est vrai que c’est marrant et ça défoule, mais de la à dire que ça fait du bien… Nous avec les copains du C .A.T on le fait de temps en temps, mais pour de faux. On a des pistolets en plastique et on se tire des coup dessus pour de rire, comme dans les films. Ca nous défoule. Mais personnellement, je vois pas trop Jean-sébastien faire ça. Enfin bref, Jean-sébastien je l’aime pas trop.
Pourquoi je parlais de lui déjà ? Ha oui, rapport au drame qui est arrivé et que je lui souhaite même pas. C’est toujours comme ça, je commence à raconter une histoire et après, de fil dans l’aiguille je ne me rappelle plus du début tellement j’ai les idées qui partent un peu de tous les cotés. Faut pas m’en vouloir, hein ? Je vais essayer de rester dans l’histoire, promis.
Cet été la, donc, mon frère était venu passer quelques temps à la maison. C’est la période ou il était pas très en forme et ou il a écrit une lettre à papa et maman. Je sais pas ce qu’il y avait dedans parce que je l’ai pas lue mais ça devait être un truc important vu que ça a tourneboulé mes parents et que c’est la seule fois ou je les ai entendu dire « on t’aime » à mon frère avec des yeux tout mouillés.
Enfin bref, c’était à cette période la, et plus particulièrement un soir. Je vais pas vous faire le suspense comme dans les séries à la télé ou y’a la pub qui arrive pile au moment ou la tension est dans les combles. L’histoire, je le dis tout de suite, ça concerne mon chien, Jasper.
Jasper, je l’ai depuis que je suis petit, c’est à dire des milliards d’années même si tout le monde arrêtes pas de me dire que je suis toujours petit et que je le resterai longtemps. Il est sympa comme chien, je l’aime bien et il me fais trop rigoler. Qu’est ce qu’il est con. Surtout quand il fait comme ça avec sa patte. Je peux pas trop l’expliquer avec des mots, avec des images vous comprendriez mieux mais faites moi confiance quand je vous dis que quand il fait comme ça avec sa patte il a l’air con. Attention, c’est pas une insulte parce que quand je dis qu’il a l’air con, c’est vrai qu’il a l’air con mais je l’aime bien, et comme je l’aime bien, c’est pas une insulte, c’est affectif.
Ce jour la, il voulait pas jouer avec moi. Je croyais qu’il faisait la tête pour un truc que j’aurai fais, mais non. Et puis il a vomi plusieurs fois. La première fois, je l’ai vu faire, et c’était sur le tapis du salon. Putain, c’était dégeu. Mais comme je voulais pas que maman lui file une rouste, j’ai pris mon courage dans mes mains, et son vomi aussi, pour nettoyer et pour pas que ça se voit. Comme ça, ni vu ni connu y’avait plus de trace à part une petite marque jaune que maman elle remarquerai pas. Mais il a recommencé a vomir, et la je pouvais plus le cacher. Je lui ai pourtant dis « Ho la la, tu va te faire engueuler à vomir partout comme ça », mais vu qu’il comprend jamais rien de ce qu’on lui raconte, il a continué. Au début, maman l’a enguirlandé, comme je l’avais dis, mais au bout d’un moment, comme ça faisait au moins dix mille fois qu’il vomissait et qu’il voulait plus trop bouger de son panier (à part pour vomir sur le tapis), elle s’est quand même un peu inquiétée. C’était pas normal. Le soir, quand papa est rentré de son travail, jasper il allait pas mieux alors maman et Fabien ont décidés de l’emmener chez le docteur. Enfin, chez le vétérinaire, qui est aussi un docteur mais pour les animaux, c’est à part. Les vétérinaires ils sont plus forts que les docteurs normaux, ça je peux t’le dire. Quand tu va voir un docteur normal, tu dis ou t’as mal et il te donne un médicament qui te guérit pile à cet endroit la, tandis qu’un chien il peut pas dire ou il à mal et le vétérinaire doit être vachement plus fort pour trouver d’ou ça vient et le guérir. C’est pour ça que je comprend pas trop pourquoi nous on continue d’aller chez le docteur normal alors que le vétérinaire il est vachement plus fort.
Enfin bref, revenons à saute mouton, ou a jasper plus précisément. Maman a pris le chien dans ses bras pour l’emmener à la voiture, Fabien a pris le volant et ils sont partis. Moi, je suis resté derrière la fenêtre pour les regarder partir. Il pleuvait. J’étais quand même inquiet et je pouvais pas bouger de derrière la baie vitrée. J’avais décidé d’attendre leur retour ici mais mon père m’a passé la main dans les cheveux en me disant « T’inquiètes pas mon bonhomme. C’est sûrement rien du tout. Il a du manger un truc qu’il digère pas, comme la dernière fois. Le Vétérinaire va lui donner quelque chose et ça ira mieux. Reste pas planté la » Ca m’a un peu rassuré. j’ai remis mes cheveux en place vu que mon père arrêtes pas de faire ce truc qui m’énerve de me décoiffer de la main quand il me dit quelque chose, et je suis allé regarder la télé en m’installant dans le coin du canapé d’ou je peux quand même surveiller l’allée mouillée à travers la vitre. Comme ça je ne pourrai pas louper le retour de Jasper.
C’était long, super long même. Il a bien du se passer mille heures avant que les phares de la voiture franchissent l’allée. C’est bien simple, il faisait nuit, et j’ai eu le temps de regarder un DVD en entier. Enfin quand je dis regarder, c’est pas vraiment ça, vu que j’avais plus souvent les yeux fixés sur la fenêtre que sur la télé. De toute façon, mes DVD, je les connais tous par cœur, je les ai déjà vus un million de fois.
Quand j’ai vu la voiture arriver, je me suis précipité à la porte pour aller accueillir jasper et savoir ce qu’il avait encore pu manger comme saleté pour le faire vomir comme ça. La dernière fois, il avait bouffé une taupe morte depuis des millénaires qu’il avait trouvé dans le jardin. En ouvrant la porte, j’ai vu mon frère et ma mère descendre de voiture mais le chien il est pas descendu. Il devait être caché entre les sièges comme d’habitude. Il est chiant quand il fait ça parce qu’il veut pas sortir, et il reste la super longtemps. Sûrement qu’il voulait jouer à cache-cache, et comme en plus ce soir il pleuvait, ça devait encore moins lui donner envie de sortir de la voiture. Mon frère faisait une drôle de tête quand il est entré, et ma mère c’était pas mieux, elle avait même des tout petits yeux tout rouges. Ils m’ont rien dit quand je leur ai demandé : « Alors, qu’est ce qu’il avait mangé de dégoûtant jasper ? » Fabien est allé vers mon père et lui a dit un truc tout bas que je n’ai pas entendu. Il a fait une tête bizarre et s’est rassis aussi sec sur son fauteuil. Moi, je tenais toujours la poignée de la porte « He ho, alors, c’était quoi qu’il avait jasper » que j’ai redemandé. Ma mère trifouillait dans son sac à main comme si elle avait perdu quelque chose qu’elle retrouvait pas et elle m’a même pas entendu alors qu’elle était à deux mètres de moi. Mon frère s’est assit à son tour dans un fauteuil et m’a regardé avec un drôle d’air. J’étais toujours à la porte, en train de tenir la poignée pour qu’elle se referme pas. « Bon, alors… Il avait quoi Jasper ? » que j’ai redis d’un ton plus fort et un peu énervé. C’est vrai ça, c’était énervant, imaginez vous debout en train de tenir une porte ouverte en attendant que votre chien rentre et qu’en face de vous vous avez votre père et votre frère assis en train de vous regarder bizarrement et votre mère le dos tourné à la table qui n’en finissait pas de trifouiller dans son sac à main. Et tout ça dans le silence, pas un mot. « Bonnnnnn, il avait quoi jasper ? diiiites ? » . Silence. « Bon, d’accord, je vais le chercher dans la voiture si c’est comme ça. » que j’ai finis par dire. « Attends, reste la » que j’ai entendu dire par mon père dans mon dos alors que j’allais sortir. Je me suis retourné et j’ai attendu en restant la. Mais il a rien dit. C’est ma mère qui s’est retournée pour s’approcher de moi, et j’ai eu un coup dans le cœur parce qu’elle pleurait à moitié. « Je suis désolé mon chéri, mais Jasper était très malade, et le vétérinaire a été obligé de lui faire une piqûre pour qu’il s’endorme… » . Du coup, j’ai compris que si il dormait, c’était normal qu’il sorte pas de la voiture tout seul, mais je comprenait pas pourquoi ça faisait pleurer ma mère. Non, ça, je comprenais pas. «si il dort faut aller le sortir de la voiture, il va avoir froid non ? » que j’ai demandé. Et la, mon père m’a dit la phrase. Celle qui a provoqué dans ma tête comme une tempête, un truc que je peux pas expliquer avec des mots tellement c’était… tellement c’était… Voilà, je peux pas le dire avec des mots. Parce que peut être ils existent pas pour L’ expliquer, ou si ils existent, je les connaissaient pas vu que c’était la première fois que je ressentais Ca, dans tout mon corps. Cette phrase c’était : « Benjy, ce que maman essaie de t’expliquer, c’est que Jasper est mort. ».
A ce moment j’ai commencé à avoir très chaud, super chaud. Je suis devenu immobile, je pouvais plus bouger, comme si harry potter m’avait lancé le sort du « irmobilis pertirfictus » (ou un truc comme ça), sauf que la, le sort, c’était la phrase que mon père m’a dite. Et en même temps que mon corps pouvait plus bouger, je croyais, dans ma tête, que je tombais en tournant comme une toupie. Je finissais pas de tomber dans un trou qu’aurait pas eu de fond. Je tombais, je tombais, je tombais… Et puis, je sais pas ce qui s’est passé, je me suis retrouvé dehors, sous la pluie. J’étais en train de faire le tour de la voiture en pleurant et en criant « Jasper, jasper, t’es la ? hein, t’es la ? ». Je criais en m’agrippant aux portes de la voiture pour essayer de les ouvrir. Je courais d’un coté et de l’autre en collant ma tête sur les vitres pour voir dedans. J’y voyais rien à cause de la pluie et des larmes qui me mouillaient la figure. « Jasper, Jasper ». Je tremblais super fort, c’est les nerfs. Parce que vous voyez, à cause du problème que j’ai depuis que je suis né, je suis obligé de prendre tout un tas de médicaments pour mes nerfs et pour essayer de faire croire à tout le monde que je suis presque normal. Sans ces médicaments, je contrôle pas mes émotions. Et la, à cause du sort que m’avait jeté mon père avec La phrase, les médicaments ils faisaient plus d’effets. Je contrôlais plus rien du tout. Je criais en tremblant, et puis j’étais tout mouillé à cause de la pluie. « Jasper, non… non… non… j’veux paaaaaas… » . La, les souvenirs sont brouillés. Je sais que mes parents et mon frère sont sortis pour essayer de me rattraper, ils me courraient après mais je m’en foutais. Moi je continuais à trembler et à hurler en faisant le tour de la voiture. J’ai eu une douleur dans le bras quand maman me l’a serré. « Arrêtes ben, arrêtes... calme toi... » qu’elle me criait en me secouant comme un prunier. J’étais en plein dans une crise de nerf, et dans ces cas la faut être fort pour me calmer. « Calme toi s’il te plais… s’il te plais… » . J’ai fini par me calmer un peu. Je tremblais toujours comme une feuille mais c’était maintenant surtout à cause de la pluie qui m’avait donné un froid glacial dans tout le corps. J’ai regardé ma mère qu’était aussi mouillée que moi, mon père et mon frère qui étaient la aussi. « C’est vrai qu’il est mort Jasper ? » que j’ai dis d’une voix pas très forte parce qu’ après ma crise j’avais tellement perdu mon énergie que je pouvais même plus parler normalement. « Oui, c’est vrai. Aller, viens, on rentre » qu’elle m’a dit doucement. J’ai suivi comme une marionnette. On m’a mis sous la douche pour que je finisse de me calmer. Pendant que je mettais mon pyjama vert à rayures j’ai pas pu me retenir de demander « Comment il est mort Jasper ? » . Si j’ai bien compris ce que m’a expliqué ma mère, c’est parce que il avait une sorte de crabe qui s’est installé dans son estomac. Le crabe, c’est une maladie invisible, mais quand tu le sens, c’est que c’est trop tard. Le crabe a finit par se multiplier et des petits crabes sont partis un peu partout dans son corps. Chez le vétérinaire, il a arrêté de respirer. Le docteur lui a fait une piqûre pour le réveiller, mais il était tellement fatigué que ça lui faisait trop mal. Alors il a eu une autre piqûre, mais l’inverse de l’autre. Celle la c’était pour qu’il s’endorme pour toujours : c’est ça la mort.
Après, il m’est venu une interrogation. Je me demande pourquoi j’ai pas pensé à ça plus tôt. Sûrement l’émotion. Alors, quand j’ai demandé « ou c’est qu’il est maintenant Jasper ? », ma mère m’a répondu qu’ils l’avaient ramené dans une couverture et que mon père venait de le mettre dans l’ancien garage qui est maintenant un « salon d’été » « en attendant demain qu’on l’enterre dans le jardin ». J’ai eu un autre coup dans le cœur en apprenant ça. Entendre que Jasper était mort c’était une chose, c’était que des mots, mais savoir qu’il était la, c’était plus que des mots, c’était son corps mort en chair et en os. « Je veux le voir » que j’ai dis comme ça. J’ai même pas réfléchis à ce que je disais, c’est sorti tout seul. Je croyais que ma mère allait dire non, mais elle m’a regardé sans rien dire. Si j’avais eu des oreilles supersoniques comme superman, je cois bien que j’aurai pu entendre le crrrr-crr-crrrrrrrr de ses pensées qui tournaient dans sa tête comme le bruit de notre ordinateur quand on fait un clic et qu’il réfléchi avant de donner une réponse. « Si tu es vraiment sûr que tu veux le voir, d’accord, tu peux » qu’elle a finit par me dire. Moi, j’étais pas vraiment sur de vouloir, mais je sentais qu’il fallait que je le vois. Avec mon cœur qui tapait comme un dingue j’ai traversé le couloir dans mon pyjama vert à rayures pour aller dans l’ancien garage qu’est maintenant un « salon d’été ». Quand je suis entré, il y avait mon frère qui était la. J’ai regardé tout autour de moi, et j’ai fini par le voir, dans un coin, par terre. Il y avait une couverture enroulée qui faisait une grosse bosse et je savais qu’il y avait Jasper dedans. Je me suis mis à genoux devant et j’ai attendu en regardant la grosse bosse qui bougeait pas. Mon frère s’est approché et lentement, il a ouvert la couverture. J’en pouvais plus tellement mon cœur tapait fort, et j’avais la respiration qui allait de plus en plus vite et qui faisait de plus en plus de bruit, comme si j’avais de moins en moins d’air. Et je l’ai vu… C’était assez bizarre. C’était lui, c’était son poil tout noir, ses oreilles toutes pointues, sa queue toute tordue, sa pattes toute épaisse qui faisait plus « comme ça » vu qu’il bougeait plus. C’était lui, mais en même temps, je le reconnaissait pas. Ca ressemblait plus à une peluche comme celles qu’il y a sur mon lit. J’ai eu l’émotion qu’est monté et j’ai pas pu m’empêcher d’avoir des larmes. Je me suis mis à lui parler tout haut, comme si il pouvait m’entendre. « Pourquoi t’es parti ? pourquoi tu m’as laissé tout seul ? t’es méchant, tu penses qu’a toi. ». Je le pensais pas vraiment, mais c’est sorti tout seul. En fait, j’en voulais plus au vétérinaire qui était pas si fort que ça parce qu’il avait pas soigné Jasper. Il devait le guérir et il l’a pas fait. J’en voulais aussi à mon père qui m’avait dit de pas m’inquiéter, que c’était pas grave et qu’on allait le soigner. Si les grands mentent et peuvent même pas empêcher la mort de Jasper, alors à quoi ça sert ? J’avais des larmes partout sur la figure et je les ai essuyé avec mes doigts pour continuer à y voir. En voyant mes mains, j’ai tout d’un coup pensé à mes super pouvoirs. Je tremblais un peu et sans trop savoir pourquoi, j’ai posé mes mains sur lui comme si en faisant ça je pouvais lui donner un bout de ma vie et le faire revivre. Sous son poil, sa peau était bizarre. C’était pas pareil qu’avant, plus froid, plus dur, plus mort. J’avais plus de super pouvoirs parce qu’il s’est rien passé du tout. Il a pas voulu bouger. « t’es méchant » que j’ai redis en reniflant a cause de mon nez qui coulait. Mon frère m’a dit alors doucement « non Ben, tu sais très bien qu’il est pas méchant. Ce n’est pas de sa faute, il était malade et personne n’y peut rien. C’est comme ça. C’était un gentil chien. Tu te rappelle comme il était gentil ? Ne lui en veux pas » Apres, il a doucement replié la couverture sur le corps. « Aller, il faut que tu ailles te coucher maintenant. Demain matin, on ira tous ensemble l’enterrer si tu veux bien. »
Je me suis relevé, j’avais mal aux genoux à cause du carrelage, et je suis parti dans ma chambre sans dire un mot. J’avais rien à dire de plus. J’étais triste c’est tout. En passant près du bar de la cuisine, je l’ai frôlé de trop près. Dessus y’a pleins de bibelots. Y’avait un vase qu’était trop près du bord et du coup il est tombé et il s‘est cassé en plein de petits morceaux devant mes pieds. Ma mère est venue très vite en faisant des grands pas rapides pour voir ce qui s’était passé. « Qu’est ce qui s’est passé ?… Tu m’as fait peur… » J’ai dis que j’avais fais tombé le vase sans faire exprès. Elle m’a même pas engueulé. Ce qui est bien quand on vit un drame pareil, la mort, c’est que les bêtises qu’on fait à ce moment la, ça a pas d’importance. « Ho… c’est pas grave mon chéri, je vais ramasser tout ça, t’en fait pas. File vite te coucher Benjy. ». C’est ce que j’ai fais. Mais ce que j’avais pas dis, c’est que le vase, j’avais fais exprès de le faire tomber. Oui oui, j’ai fais exprès parce que je voulais pas être gentil, je voulais pas être sage, parce que Jasper, vu que c’était un gentil chien, il est mort quand même. Et si tous ceux qui sont sages et gentil meurent, je voulais pas mourir en étant trop sage et gentil moi aussi. En faisant des bêtises, peut être que je mourrait plus tard, et si j’en faisais assez, peut être que je mourrais jamais.
Le matin d’après, je me suis levé de bonne heure. C’était un grand jour. Le jour de l’enterrement de Jasper. J’ai pris une douche en frottant bien partout pour être vraiment propre, j’ai lavé mes dents pendant trois minutes en regardant le petit sablier qui compte le temps exact qu’il faut pour se laver les dents pour qu’elles brillent et pour pas que j’aille chez le dentiste, J’ai peigné mes cheveux comme il faut pour qu’ils soient tous rangés dans le même sens, c’est important. Et j’ai mis des vêtement : un slip noir, puis deux chaussettes blanches en faisant bien attention de les remonter toutes les deux exactement au même niveau, puis un t-shirt propre (j’ai choisi le noir avec des bord blanc pour faire l’hommage à Jasper qui était tout noir avec quelques poils blancs sur les pattes et sur les oreilles), puis un pantalon, propre aussi, en faisant attention de rentrer tout le tour du t-shirt dedans, puis j’étais prêt. Je suis sorti dehors, et je suis monté dans le champs qui est derrière la maison, tout en haut du champs, la haut, près du petit bois. Mon père qui était debout bien avant moi avait déjà fait un grand trou près du vieux mur en pierre qui sépare le champs du bois. Il a fait un trou à coté de plusieurs petites bosses de terre. Faut dire qu’à cet endroit la, c’est notre cimetière. C’est la que sont enterrés d’autres animaux dont je me souviens pas vu que j’étais trop petit ou pas encore né. Il y a Billy, le chien de mon frère, Youki, le chien de mes parents, Minette, un chat qu’avait ma mère, et je crois bien qu’il doit aussi y avoir un lapin et des poissons rouges, mais je suis pas sur.
Ca a été un moment très triste. Un enterrement, c’est toujours comme ça. C’est la ou on dit au revoir à celui qui est mort. On était tous les quatre autour du trou, c’est moi qui ai insisté pour qu’on soit tous la. Il y a même ma grand mère qui est venu. Mes grands parents habitent la maison d’a coté de chez nous, c’est nos voisins. Y’a même pas de barrière entre les jardins parce qu’on est de la même famille. Mamie Lili est venu aussi parce qu’elle aimait bien Jasper, il allait souvent chez elle et elle lui donnait toujours des gâteaux ou des trucs à grignoter. Elle aussi elle était triste et elle est venu faire l’hommage en étant la à l’enterrement. J’ai voulu faire un discours quand on a mis Jasper dans le trou, parce que c’est comme ça qu’il faut faire. J’ai dis : « Au revoir Jasper » et j’ai rien dit d’autre, ça suffisait. De toute façon, j’aurai pas pu dire plus vu que j’ai senti que les larmes commençaient à remonter.
La mort, c’est quand quelqu’un qu’on aime est plus la. Un jour, il est la, il vit à coté de nous, et puis le lendemain, il est plus la, il est parti, pour toujours. Et même le jour d’après toujours, il y a encore un jour de plus ou il est plus la. Ca laisse un trou dans la vie de ceux qui vivent autour, sans lui. La mort, c’est égoïste. Parce qu’on pleure. On pleure plus pour soi que pour celui qui est parti. Parce que celui qui est mort il en a plus rien a faire vu qu’il est mort. On pleure pour soi, parce que tout d’un coup il nous manque quelque chose qu’on savait pas que c’était si important. C’est pour ça que je comprend pas certaines choses. Si on est triste parce qu’on voit plus celui qui est parti et qu’il nous manque, pourquoi est ce que les grand pleurent aussi quand ils vont à l’enterrement de quelqu’un qu’ils voyaient jamais ? Il ne leur manque pas, vu que même avant qu’il soit mort, ils ne le voyaient pas plus. C’est à ça que je pensais pendant que papa il rebouchait le trou. Ca me faisait penser au jour ou on a appris la mort d’un vieux oncle de ma famille que personne voyait jamais. On était à son enterrement, et il y avait plein de gens qui pleuraient et je comprenais pas pourquoi. Il ne pouvait pas leur manquer vu que si il était pas mort, ils ne l’auraient pas plus vu. Bon, je sais pas si je suis clair, mais moi je me comprend.
Voilà, ça s’est passé comme ça. Après que le trou a été rebouché, tout le monde est reparti. Moi, je suis resté un peu, assis dans l’herbe, histoire d’être encore un peu la avec lui. Et quand j’ai eu le cul tout trempé à cause de l’herbe mouillé, je suis rentré à la maison pour changer de pantalon et regarder un DVD.
Pas longtemps après, mais pas tout de suite quand même, mes parents m’ont fait une surprise. Ils m’ont emmené dans un endroit ou il y avait plein de chiens de toutes les sortes et de toutes les couleurs et ils m’ont dit avec un grand sourire « Va y Ben, choisi en un». Whaou, j’étais super content vous pouvez même pas imaginer. J’ai fini par choisir un petit chien marron avec des grands poils. On l’a appelé voyou. Il est sympa, je l’aime bien. Et vous savez quoi ? il fait aussi comme ça avec sa patte. Qu’est ce qu’il a l’air con quand il fait comme ça avec sa patte. Vous pouvez toujours pas vous rendre compte comme ça, mais faites moi confiance quand je vous dis qu’il a l’air con, et c’est toujours pas une insulte, c’est affectif. L’après midi, on a été jouer dans le jardin, et je lui ai dis « Tu sais, avant, il y a des millions d’années, j’avais un autre chien. Il s’appelait Jasper. Toi, tu peux pas le remplacer parce que on peut pas remplacer les gens qu’on aime, mais je t’aime bien quand même, t’inquiète pas pour ça ». il a pas du comprendre ce que je disais vu qu’un chien ça comprend jamais rien, mais il a aboyé pour me faire plaisir et pour faire semblant qu’il avait compris. Et après, je l’ai emmené jouer dans le champs, la haut, près du petit bois, près du cimetière de la famille. En passant, j’ai fais coucou à ma grand-mère qui était dans le jardin en train d’étendre du linge. Elle est gentille mamie Lili, je l’adore, mais j’aimerai bien qu’elle casse un vase de temps en temps. Histoire qu’elle arrête d’être trop gentille. Je sais pas trop pourquoi je pensais à ça d’ailleurs, pourquoi je pensais que j’aimerai bien qu’elle soit pas si gentille…
Voilà, les drames comme j’en ai vécu avec Jasper, ça arrive qu’une fois dans la vie parce que c’est trop dur.
C’est l’histoire d’une petite rencontre que j’ai faite il y a quelques années déjà, alors que je travaillais dans un restaurant de la rue des Lombards. Pour ne pas le citer je dirai tout simplement qu’il se trouvait et se trouve toujours du coté de la place saint opportune, entre une brasserie et un bar-restaurant gay et en face d’un bar gay. Toujours pour ne pas le citer je l’appellerai « Capitaine » en référence à un jeu de mot vaseux avec le vrai nom. J’y avais été engagé en 1999 alors que je débarquais de ma province, et j’en étais parti en 2002 en claquant la porte. Entre les deux, pendant ces presque trois années je suis passé d’extra à directeur adjoint au fil de différents contrats : CDI a mi-temps, CDI a plein temps, responsable de salle, et enfin directeur adjoint.
A l’époque, a 23 ans, découvrant cette capitale dans laquelle je venais d’emménager avec mon copain je me suis vite rendu compte que pour pouvoir succomber à ses charmes et profiter de tous ses attraits, cette vie et cette ville réclamaient que je trouve un boulot même si, en tant qu’étudiant, j’avais la chance de bénéficier d’un peu d’aide de la part de mes parents. Malgré la multitude de boulots que j’avais déjà fait, je n’avais jamais vraiment eu d’expérience dans la restauration, mais je me lançais dans cette voie ou, à Paris, sans être trop regardant sur le salaire et les horaires de travail, on trouve un job dans la journée
Lorsque je me présentais au « capitaine » j’ai été engagé au bout d’un quart d’heure bien que l’équipe de salle ne soit alors constituée que de serveuses. La politique de la maison était qu’une serveuse attire plus le client qu’un serveur. Seulement, le quartier étant très fréquenté par une population d’homo, le directeur jugeait attractif pour cette clientèle d’avoir au moins un « mâle » dans l’équipe. Je fus donc embauché non sur une expérience que je n’avais pas, mais sur mon physique et le fait que « j’en étais », chose dont je ne m’étais pas caché en disant que je vivais avec un garçon. J’étais une « potentielle source d’attraction dans la stratégie marketing de séduction d’une cible de clientèle ayant une forte potentialité dans le quartier ». Mais au fond, peu m’importais car j’avais décroché un boulot en un quart d’heure.
J’ai commencé par faire des extra plusieurs fois par semaine, le soir. J’ai appris à être un serveur. Je le faisais bien, si bien que l’on me proposait de plus en plus de services à faire. Et quand un jour, Morgane, la serveuse attitré des services du midi est tombée malade, le patron m’a proposé en plus de mes soir de la remplacer. Une de mes tâche avant ce premier service du midi que j’effectuais était de ranger la terrasse. Il fallait que j’aligne les tables et les chaises que l’homme de ménage avait sorti n’importe comment juste avant que je n’arrive. A peine arrivé, et les yeux encore bouffis de sommeil après une trop courte nuit, je m’attelais donc à cette occupation hautement intéressante et enthousiasmante lorsque je me rendis compte qu’il manquait une chaise.
- Putain, marmonnais-je à haute voix, Il en manque une. Y’a un connard qu’a rien de mieux à foutre que de piquer des chaises…
Une voix qui me fit sursauter s’éleva alors dans mon dos.
- On te l’a pas volée ta chaise. T’inquiète pas pour elle, y’a mon cul qui la garde, et je peux te dire qu’elle est bien gardée.
Je me retournais, cherchant des yeux qui avait parlé. C’est alors que je découvris une femme, effectivement assise sur la chaise manquante qu’elle avait installée devant la porte de l’immeuble qui jouxtait le restaurant. Je ne l’avais pas remarquée avant car elle était en partie cachée par une des jardinières qui entouraient la terrasse. Je restai sans voix, contemplant ce morceau de femme dont l’attitude et l’accoutrement ne laissaient aucune place au doute quant à son métier : le plus vieux du monde dit-on. La poitrine emprisonnée menaçait à tout moment de faire céder un corsage trop tendu sur une peau blanche qui émergeait de tout coté. Sur sa tête était fiché un chapeau désuet à fanfreluches d’ou s’échappaient des mèches de cheveux trop jaunes pour être naturellement blonds. Cette impression d’artifice était renforcée par de fins sourcils noirs qui surplombaient en accent circonflexe une face au sourire moqueur. J’ai compris bien plus tard que cet air hautain et suffisant qui se dégageait d’elle n’était qu’une façade, seule arme qui lui était donnée pour rester digne face à une société qui naviguait à son endroit entre répulsion et attirance. Des rides qu’accentuaient les ombres d’une jeunesse lointaine sculptaient un visage affaissé aux yeux clairs rehaussés par un maquillage trop appuyé. Emergeantes d’une jupe trop courte deux jambes charnues gainées de bas à grosses mailles étaient négligemment croisées. Elles m’évoquaient une trop grosse prise gonflant un filet de pêche jusqu’au point de rupture. Une fine cigarette se consumait en volutes mentholées, emmanchée sur un porte-cigarette tenu fermement entre les deux doigts d’une main que l’âge commençait perceptiblement à tâcher et à flétrir.
- Ben alors mon lapin, dit-elle, reste pas planté comme ça la bouche ouverte. On dirai qu’t’as vu la vierge, et je peux te certifier que c’est pas la cas.
- Pardon, bredouillais-je, je ne vous avais pas vu, vous m’avez surpris.
- Tu m’avais pas vu ? c’est bien la première fois que j’passe inaperçue. Pourtant avec tout le mal que j’me donne… Mais y’a pas de mal. T’es nouveau toi ? Elle est pas la la p’tite Morgane ?
- Non, elle est pas la, elle est malade, je la remplace… Et je suis pas nouveau, rajoutais-je, je travaille ici depuis deux mois, mais uniquement le soir.
- Ah, c’est pour ça que je ne t’avais jamais vu, dit elle en me lorgnant de la tête aux pieds. Moi, je bosse plus que la journée. Travailler le soir ça fait un bail que j’ai arrêté, trop vielle pour ça même si c’est clair que j’aurai plus de clients la nuit. Comme on dit, la nuit tous les chats sont gris. Elle partit d’un gros rire granuleux avant de reprendre. Dans la pénombre je serai sûrement plus attrayante, mais que veux tu, à mon age, on s’embourgeoise. Je laisse la nuit aux jeunettes.
Bouche bée devant ce personnage je ne sus que répondre à sa tirade, pas même une banalité. Sans s’offusquer de mon mutisme, elle repris :
- Et pour la chaise, t‘inquiète pas, je l’emprunte tous les jours et je la remet en place avant le service. La p’tite Morgane a l’habitude et les patrons sont au courant. Ils ont pitié de mes pauvres jambes faut croire. Le pavé, ça use. Ce disant, elle me fit un petit clin d’œil de connivence. Et l’après midi re belote, quand je suis crevé, je reprend la chaise et elle retrouve sa place avant le service du soir. Je range…
Ne trouvant toujours rien à répondre, je ne pus que bredouiller quelques mots du genre : « Ha, très bien… oui, bien sur. Vous avez bien raison madame. Ca gène personne en effet… Je… bon, ben… je vous laisse, je retourne bosser… »
- C’est ça, file bosser mon lapin… Et au fait, moi c’est michèle, mais tout le monde m’appelle mimiche, rapport à mes arguments de travail ajouta elle en se tapotant la poitrine pour me montrer ou se situaient ses fameux arguments. Je te dis ça parce que vu qu’on va être amenés à se recroiser ce serait bien que t‘arrête de m’appeler madame. C’est pas que ça flatte pas, mais j’ai plus l’habitude de ces civilités. A l’avenir tu m’appellera Michèle, ou mimiche, comme tu le sens. C’est compris ?
- Compris mad… michèle. Dis-je en me reprenant avant de rajouter. Et moi, c’est fabien.
- Ok mon lapin, fit-elle en éclatant de rire. Mais ton nom, je le retiendrai jamais. T’en offusque pas. C’est pas par manque de respect ou quoi, mais je vois tellement de monde dans la journée que j’ai renoncé à retenir tous les noms. Je t’appellerai comme tout le monde mon lapin, mon canard ou mon biquet, c’est selon l’humeur animalière du moment. Et puis, même si je me souviens pas de ton nom, je me souviendrai de toi. Les mignonnes frimousses, je m’en souviens toujours. Ce disant, elle me fit un clin d’œil qu’elle voulait aguicheur.
Je lui répondit d’un petit sourire gêné et mis fin à la conversation qui m’avait mis en retard.
- J’y vais, le boulot ne va pas se faire tout seul. Au revoir « Madame Michèle » à bientôt.
Je l’entendis s’esclaffer dans mon dos tandis que j’entrais dans le restaurant.
- « Madame Michèle », et en plus y se fout de ma gueule le minaud.
Le service se passa sans que j’ai le temps de m’arrêter une seconde pour penser à cette rencontre. En quittant l’établissement, vers 15 heures, je jetais un coup d’œil vers le pas de porte ou officiait « la mimiche » mais elle n’était plus la, sûrement occupée avec un client.
Comme elle me l’avait annoncé, nous avons été conduits à nous voir souvent par la suite, presque tous les jours en fait puisque j’ai rapidement été amené à travailler le midi en plus de mes services du soir. Chaque matin c’était un échange de banalités sur le temps, et sur nos activités respectives. Au fil du temps, j’ai appris à la connaître et à apprécier son cynisme enrobé de vulgarité étudiée. Au fur et a mesure de nos petites conversations j’appris qu’elle avait 52 ans et que cela faisait plus de 30 ans qu’elle tapinait pour vivre, que depuis plus de 15 ans elle occupait un petit studio dans l’immeuble qui faisait office à la fois d’appartement et de « bureau » pour ses affaires. Elle me faisait vraiment marrer avec ses allusions au fait que finalement on faisait le même métier elle et moi : on était la pour rendre un service à un client, et pour ce faire, l’attirer chez nous et pas chez le voisin en jouant de séduction. C’était au fond assez vrai pensais-je avec un sourire en me remémorant le pourquoi de mon embauche : attirer la clientèle. Elle poussait la comparaison à me demander chaque jour si on avait fait beaucoup de clients la veille, et quand je lui disais que la journée avait été calme, elle me répondait : « mouais, moi aussi ça a été calme, comme quoi tu vois mon biquet, tout est lié : le cul et la bouffe . y’a pas de mystère c’est ça qui mène le monde ». De temps en temps elle se lâchait et partait dans des analyses géopolitiques de la prostitution :
« Tu vois, je suis une espèce en vois de disparition. Des filles comme moi y’en a plus. Les vieilles de Saint-Denis, on se compte sur les doigts de la main et on est à peu près toutes dans les 3 ou 4 rues autour d’ici : dans le bas de la rue Saint-Denis jusqu'à Rivoli et rue des Lombards entre Sébastopol et la place saint opportune.
Quand tu remonte plus haut dans la rue Saint-Denis, jusqu'à Etienne-Marcel, tu trouveras plus de pute de pas de porte. Y’a que des sex-shop et des peep-show. Tout se fait en arrière boutique avec des jeunettes qui bossent pour des patrons.
Et si tu remonte encore, après Etienne Marcel et jusqu’après la porte Saint-Denis, c’est le coin des blacks : les africaines et les filles des îles. Des jeunettes qu’occupent le marché de l’exotisme. Ca nous a foutu un coup à nous les vieilles l’arrivée de ces fraîcheurs lointaines, mais à part ça, ça va, on se plaint pas trop vu que le reste du marché s’adresse à une autre clientèle, aux bois. A Vincennes, ou a dauphine, à Boulogne, c’est le soir en bagnole que ça bosse. C’est le drive-in de la passe. Ici, au cœur de paris,, on est un service de proximité. Tu vois mon biquet, c’est un peu le combat des vieilles épiceries de quartier contre les supermarchés de la périphérie avec ses produits d’importation. Alors même si on est plus de la première fraîcheur, on a fidélisé notre clientèle. »
Un jour, après nous être adonné a notre rituelle petite conversation du matin, elle me demanda de lui faire préparer et mettre de coté un plat. Elle le faisait régulièrement quand son frigo était vide, ce qui était chose fréquente.
- Tu me fera faire ton frichti avec des lardons, des champignons, des oignons, du fromage et tout le tralala. Comme d’habitude quoi. Mais pas trop d’oignons parce que…
- Oui, la coupais-je, pas trop d’oignons parce que les clients préfèrent se le farcir plutôt que de le sentir, je sais mimiche, comme d’habitude.
- Vl’a qu’y m’imite maintenant, dit elle avec un large sourire. Mais dans ta bouche c’est vulgaire mon chéri. T’as pas l’accent qui va avec, laisse ça à une pro. Pour mon plat, je descendrai le chercher vers 14 heures, après mon habitué du mercredi. C’ui la, il me secoue comme si il montait une pouliche pour le grand prix d’Amérique. Y sait pas faire autrement. Et j’ai toujours une dalle d’enfer après. Tiens, te vl’a de quoi payer le plat me dit elle en me tendant un gros billet.
- Mimiche, j’ai pas encore de monnaie. C’est bon, laisse tomber, je peux bien te le faire passer à l’as ton plat, c’est cadeau.
Son sourire s’effaça alors pour laisser place à une colère contenue, et c’est avec une froideur que je ne lui connaissait pas qu’elle me répondit.
- Ecoute moi bien mon biquet. Pour l’oseille, je fais pas crédit à mes clients et je leur fais pas faire de tour gratuit. Je vois pas pourquoi moi, je demanderai à ce qu’on me fasse des fleurs, d’ailleurs on m’en a jamais fait. Quand j’achète quelque chose, je crache pour l’avoir, et j’en suis fière. Je roule pas sur les biffetons mais je suis pas dans la dèche pour qu’on me fasse l’aumône.
- Je ne voulais pas te vexer, dis-je penaud et surpris de sa réaction. C’est juste que je te fais confiance et que pour cette fois, ça me fais plaisir de t’offrir un repas.
Voyant mon air désolé, elle se radoucit presque immédiatement
- Excuse, j’ai pas l’habitude c’est tout… c’est gentil de ta part.
Gênée de sa réaction trop brutale, elle mis fin à la conversation prétextant une course qu’elle devait faire.
- A cet après-midi me lança-t-elle avant de s’éloigner.
A 14h30, le service était terminé et le plat de mimiche attendait toujours sa venue en refroidissant en cuisine. Un peu inquiet de ne pas l’avoir vue venir le chercher, je me décidais après plusieurs moments d’hésitation à lui monter directement chez elle. Je savais à quel étage elle habitait et je connaissais le code d’entrée de la porte puisque il m’arrivait de passer par la pour entrer dans les bureaux du restaurant dont une porte donnait sur le palier du premier étage. Je gravis donc les trois étages qui conduisaient au studio de mimiche en me demandant si c’était une bonne idée et si je n’allais pas frapper à sa porte alors qu’elle était peut être « occupée » avec un client. Arrivé devant la porte je tendis un peu l’oreille, mais aucun bruit suspect ne vint confirmer mes craintes. Je frappais trois petits coup discrets : on ne sait jamais. De longues secondes s’écoulèrent dans le silence. Au moment ou je me demandais si il fallait que je frappe à nouveau ou que je fasse demi-tour, j’entendis un bruit de l’autre coté de la porte : un grincement suivit d’une voix interrogative :
- Ouais, qui c’est ?
- C’est Fabien… le serveur du resto d’en bas… Heu, je t’apporte le plat que tu m’as commandé ce matin.
Un silence accueillit ma phrase hésitante, et au bout d’un moment qui me parut durer des heures le bruit du verrou que l’on tire se fit entendre. La porte s’ouvrit sur une mimiche que j’eu du mal à reconnaître tout de suite. Elle était vêtue d’un peignoir et avait les cheveux en bataille. La chose qui me frappa le plus étaient ses yeux gonflés. J’aurai parié qu’elle venait de pleurer, mais je fis mine de ne rien avoir remarqué.
- Salut biquet, j’avais complètement oublié que je t’avais commandé un truc. Excuse moi. Dit elle en s’efforçant de masquer son trouble.
- Il n’y a pas de soucis, répondis-je. Du coup, je te l’ai monté directement, dis-je en désignant l’assiette que je tenais dans la main.
- J’ai pas très faim, mais j’vais le prendre quand même. Entre et pose le sur la table, dit-elle en s’effaçant pour me laisser le passage.
Obéissant, je pénétrai dans la pièce et posai le repas sur une petite table bancale. En regardant autour de moi, je vis que les seul autre élément de mobilier du studio consistait en lit king-size, une table de chevet et des étagères ou s’entassaient des bibelots. Une déco pour le moins simpliste.
- Bon, je vais redescendre, j’ai encore deux trois choses à faire au resto. Par contre, si tu ne mange pas tout de suite tu devrais mettre ça au frigo, dis-je en désignant l’assiette.
- Tu joue la mère poule toi maintenant ? répondit-elle en esquissant un sourire peu convaincant. Je t’obéis tout de suite mon lapin.
Elle se dirigeât vers les portes de ce que je pensais être un placard. En l’ouvrant, je me rendis compte qu’il s’agissait en fait de la cuisine. Une « kitchenette » comme disent fièrement les annonces immobilières. Un simple renfoncement contenant un bloc évier et deux plaques électriques surmontant un frigo dans lequel elle rangeât l’assiette. Au dessus, sur des étagères, au lieu des denrées ou des ustensiles de cuisine que l’on s’attendrait à y trouver, s’alignaient toute une série d’objets hétéroclites. Des photos dans leurs petits cadres, quelques bouquins jaunis et cornés, une boite en bois ornée de sculptures d’un blanc ivoire, un vieux chat en peluche, borgne et fatigué qui par ses coutures éclatés laissait s’échapper par endroits des petits mottons de rembourrage bruni, et quelques objets encore, le tout constituant vraisemblablement les souvenirs d’une vie qui auraient plus eus leur place soit en décoration dans le studio, soit dans une boite a chaussure glissée sous le lit plutôt que soigneusement alignés dans ce qui ressemblait à un petit autel dissimulé à la vue de tous par les portes d’une kitchenette. Voyant que je m’attardais du regard sur les différents objets, elle me lança un sourire emprunt de tristesse à peine contenue.
- Ce que tu vois la mon grand, c’est toute ma vie, ou plutôt tous les souvenirs qui ont comptés dans ma chienne de vie.
- Je suis désolé, je ne voulais pas être indiscret, dis-je me rendant compte de ce que ma curiosité avait de déplacée.
- Oh, y’a pas de mal. Si tout ce qui compte pour moi est planqué la, c’est que je n’ai pas envie d’avoir tout ça sous les yeux quand je suis avec un client.
Alors que je m’approchais pour détailler une photo qui montrait une jeune femme radieuse tenant un bébé dans ses bras, elle rajouta :
- Et c’est aussi pour que tous ceux qui passent par ici ne posent pas de questions auxquelles j’ai pas forcement envie de répondre.
Je ravalais aussitôt la question qui me brûlait les lèvres. Elle s’attarda du regard sur la photo en question, sur cette jeune femme, à peine sortie de l’enfance, ayant les mêmes traits qu’elle, les rides d’amertumes et les désillusions en moins, et sur ce bébé joufflu qu’elle tenait tendrement contre sa poitrine. Son regard se voilà tandis qu’elle se perdait dans les souvenirs que faisaient remonter à la surface la vision de cette photo, et, pour briser le silence pesant qui s’installait je risquais quand même une timide question.
- C’est toi, n’est ce pas ?
- Oui, c’est moi, finit elle par répondre dans un soupir. C’est moi et ma fille. Elle avait à peine un mois sur cette photo… Et moi, j’avais quinze ans.
Elle baissa les yeux sur ses mains qu’elle serraient nerveusement l’une contre l’autre. Elle baissa les yeux de l’image de son bonheur lointain pour trouver la force de continuer à parler. Elle me raconta son histoire, sa croix et sa douleur, en laissant tomber toutes ses barrières de défense, et avec elles son ton gouailleur et le vocabulaire qui allait de paire. Sa voix se faisait douce, je n’avais plus devant moi une prostituée haute en couleur, mais une femme vieillissante et fragile qui se livrait à moi de façon bien plus intime que lorsqu elle écartait les jambes pour ses hommes.
A 15 ans, elle était tombée enceinte d’un jeune de son village natal du morbihan. Ses parents, pétris de morale et de tradition n’avaient jamais acceptés sa grossesse. Envoyée chez une tante dès que les rondeurs trahissant son états étaient apparus, elle avait vécu ces derniers mois de grossesse loin des ragots du village. Les premières semaines de la vie de la petite Catherine s’étaient déroulées comme dans un rêve pour Michèle qui découvrait le bonheur d’être maman. Son jeune âge ne l’empêchait pas de trouver le plus naturellement du monde les bons gestes à faire envers cet enfant. L’instinct parle à tout âge. Malheureusement ses parents en avaient décidés autrement et c’est avec effroi qu’elle dut affronter leur discours lui enjoignant d’aller abandonner l’enfant dans un orphelinat. « Tu ne peux pas le garder. Que dira-t-on si tu reviens avec ce bâtard alors qu’il n’a pas de père, et que tu n’as que 15 ans ? penses tu a la famille ? pour quoi va-t-on passer ? Non, tu ne peux pas le garder. » La sentence était cruelle et irrévocable. Elle pleura, cria, supplia, menaça de partir seule avec Catherine, de fuir ce pays qui ne l’accepterait pas parce qu’elle avait donné la vie. Rien n’y fit. Ses parents furent inflexible, ce fut la fin de ses désillusions d’enfant et le début de la haine envers ses parents qui ne s’est jamais éteinte depuis. Sous les pression de sa famille, les menaces, le chantage, elle finit au terme d’un lavage de cerveau en bon et du forme, par emmener sa fille dans une institution. La mort dans l’âme, elle avait signé les papiers, le doigt de sa mère pointant les endroits ou elle devait apposer sa signature signifiant qu’elle renonçait à ses droits d’aimer sa fille.
Après cet épisode, elle était rentré dans son village, auprès des « siens ». Mais elle n’y était resté que pour voir grandir sa haine et prendre conscience de l’ignominie de ce qu’on l’avait obligé à faire. Et un matin elle est partie. Elle a fuit. Désormais seule, elle a traîné sa culpabilité au fil des ans, et au fil de ses pérégrinations. Les squats, la rue, les hommes violents, et fatalement la prostitution. Elle a même essayé de fuir son pays et a vécu quelques temps en Allemagne et en Italie, au coté de vieux beaux qui l’entretenait comme on s’occupe d’une jolie plante à exhiber. A 23 ans, elle a atterrit à Paris. C’est la qu’elle restera, vivotant de petits boulots au noir qui n’ont jamais tant rapportés que ce son cul pouvait lui payer. C’est ainsi que 30 ans plus tard elle est devenu, comme elle aime à s’appeler par provocation, une vieille pute.
Mais malgré toutes ces années, elle n’a rien oublié. Elle a toujours traîné dans son sillage la culpabilité d’avoir abandonné sa fille. Même si c’était sous la pression, c’était quand même elle qui avait signé les papiers. Même si elle l’aimait c’était quand même elle qui avait laissé aux bras d’une inconnue son bébé aux joues mouillés des larmes. Chaque nuit, elle pensait à Catherine, se demandant ou elle était, ce qu’elle était devenu et ce qu’elle avait fait de sa vie. Elle implorait Dieu pour que son enfant soit heureux, ou qu’il soit. Chaque jour elle changeait de Dieu, pour multiplier les chances. Elle pensait que la religion, c’était rien que des foutaises. Elle ne croyait pas en un Dieu qui avait laissé faire de sa fille une orpheline. Elle était Athée, mais pour Catherine, chaque soir elle devenait polythéiste au cours de ses prières silencieuses et lacrymales. Sa plus grande joie aurait été de la revoir, de la serrer dans ses bras, même 37 ans après.
Pendant qu’elle me racontait son histoire, je restais silencieux, la regardant se recroqueviller à mesure qu’elle déroulait les mots, sans temps morts, comme si elle s’arrêtait ne serait-ce qu’une seconde de parler, elle ne pourrait pas continuer. Lorsqu’en un soupir le dernier mot mourut sur ses lèvres, je lui demandais doucement.
- Et tu n’as jamais essayé de la retrouver ?
Elle m’expliquât alors qu’une mère qui abandonne son enfant ne peut pas faire la démarche de le retrouver. L’administration est claire la dessus, ou plus justement, suffisamment obscure pour couper toute velléité allant dans ce sens. Il n’y a que l’enfant qui peut entamer des recherches sur sa mère, et jusqu'à preuve du contraire, Catherine ne l’avait jamais fait puisqu’elle n’était encore jamais venu frapper à sa porte.
- Et puis de toute façon, me confia-t-elle encore. Même si j’en meurs d’envie, je suis terrorisé à l’idée de ce qu’elle pourrait avoir à me dire. Je crois que je ne serais pas assez forte pour affronter ses questions « Pourquoi m’as tu abandonné ? Comment peut tu dire être ma mère alors que l’on ne se connaît pas ? » J’ai peur d’être rejetée. J’ai peur qu’elle ne comprenne pas. Tout ce qu’il me reste d’elle c’est cette photo et son chat en peluche que j’ai gardé depuis 37 ans. Et puis qui aurait envie de retrouver une mère comme moi, une vieille pute qui survit dans un vieil appartement miteux ? Peut être que c’est mieux comme ça. En disant cette dernière phrase, ses yeux disaient tout le contraire.
Cette bouffée de fatalisme et de résignation me mit mal à l’aise. Je ne pouvais pas croire que l’on puisse ainsi en arriver a accepter les choses sans se donner de l’espoir. Avec les illusions de mes 23 ans, j’essayais maladroitement de lui faire relever la tête.
- Il ne faut pas perdre espoir, c’est important d’avoir des buts dans la vie et d’essayer de faire changer les choses, Dis-je. Je sais plus trop ou j’ai entendu ça, mais ça me plait bien :
La seule chose réellement nécessaire dans la vie d’un Homme c'est l'Amour.
Si on lui enlève l’amour, il faut lui donner un espoir pour se battre.
Si on lui enlève l’espoir, il faut lui donner quelque chose à faire.
Si on lui enlève ça, il ne lui reste rien.
C’est assez vrai, non ?
- C’est surtout très cul-cul me répondit-elle. C’est mignon, mais cul-cul. On est pas dans le monde merveilleux de Mickey ici. On est dans la réalité, pas dans un rêve.
- Rêver, ça fait pas de mal.
- Sur le coup, non, mais quand on se réveille c’est à grand coup de baffes dans la gueule.
- c’est pessimiste et défaitiste.
- Non, à mon stade c’est salutaire. Pour toi qui a encore les marques du bavoir sur le cou, t’as peut être encore besoin de la béquille des illusions, mais on ne me la fait plus à moi cette plaisanterie la. Au lieu de passer mon temps à rêver qu’un jour je serai heureuse dans une petite maison de banlieue avec ma fille qui viendrait me voir tous les dimanche en me disant « maman je t’aime » je préfère utiliser mon temps à essayer de pas être trop malheureuse aujourd’hui. A quoi bon rêver un demain heureux pour gâcher un aujourd’hui peut être pas génial en comparaison, mais qui pourrait être pire ?
Alors qu’elle me débitait son laïus, elle reprenait peu à peu le masque de la vieille prostitué que tout le monde lui connaissait. Elle retournait dans la peau de la mimiche pour se convaincre que ce qu’elle disait était vrai et non pas un discours grandiloquent qui masquait ce qu’elle redoutait de se permettre de rêver.
- Rêver, ça empêche de vivre mon lapin, ça te bouffe. Arrête de rêver et vis pleinement aujourd’hui. En plus ça t’évitera de te réveiller déçu demain.
Je ne me souviens plus trop de la fin de la conversation. Tout ce dont je me rappelle c’est que je me suis senti triste et perturbé devant ce discours. Lequel des deux personnage avait raison ? La Michèle que j’avais entre-aperçu l’espace d’un moment, celle qui priait chaque soir devant la photo de sa fille perdue dans l’espoir de la retrouver, ou bien la mimiche qui se blindait de désillusions et se vautrait dans une vie épicurienne au jour le jour ?
Je me souviens aussi que quand j’ai quitté l’appartement, elle m’a juste dit « A demain Fabien » Et je savais que nous ne reparlerions jamais de cette histoire.
J’ai quitté le « capitaine » en 2002, et souvent par la suite je suis repassé devant le restaurant. Je m’arrêtais de temps en temps discuter un peu avec mimiche quand je la voyais devant sa porte. Et un beau jour, je ne l’y ai plus vu. Je ne l’ai plus jamais revu. Je ne sais pas ce qu’elle est devenu, mais à chaque fois que je passais par la, j’ai toujours eu une pensée pour cette femme que tout le monde voyait mais que personne ne connaissait. Une femme au verbe toujours haut, aux jupes toujours courtes, avec un cynisme ponctué de grossièretés qui n’était en fait que de la pudeur. La pudeur de cacher une tristesse et une histoire tragique. Une vie difficile qui avait réussi à assécher l’espoir dune vie meilleure. Alors, pour vivre, elle essayait de profiter du jour comme elle pouvait, avec ses moyens en faisant ce qu’elle savait le mieux faire : donner du plaisir aux autres, ou à défaut, les satisfaire.
Je ne l’ai jamais revu, je ne sais pas ce qu’elle est devenu. Tout ce que je peux faire, c’est espérer que la ou elle est cette vieille pute, elle est vraiment heureuse, avec une fille retrouvée ou pas.