Quatre personnes sont attablés dans la cuisine, en train de manger. Pourtant, aucun mot ne romps le silence. On n’entend que la conversation des objets inanimés. Le bourdonnement du frigo répond au tic tac de l’horloge. Les couverts bavardent entre eux en salves de cliquetis, et la télévision murmure, seule dans son coin. Les chaises se querellent mollement en couinant sous les mouvements des corps se passant le sel, le pain ou les plats.
Quatre personnes ont réunis leur solitude pour le repas. Pour autant, ils ont encore moins à se raconter que les choses qui les entourent. Le mutisme couve cette famille, comme si tout avait déjà été dit, alors que tout reste à dire. Le silence entre eux enfle comme un furoncle que personne n’ose percer. Il est enkysté depuis si longtemps que sa peau en est épaissi au point que le crever devient presque impossible et trop douloureux.
Ma mère me téléphone invariablement chaque dimanche à dix-huit heures pour prendre de mes nouvelles. L’appel maternel hebdomadaire s’est instauré au fil des ans comme un rituel, sans que l’on se souvienne plus vraiment pourquoi il a lieu le dimanche, et à dix-huit heures précise. Sa régularité s’est transformé en une habitude à laquelle on ne déroge jamais. Lorsque cela arrive, je m’en veux toujours un brin de louper ce coup de téléphone, et lorsqu’il tarde un peu trop, je ne peux faire autrement que de vaguement m’en inquiéter.
Pourtant, malgré cette habitude désormais bien ancrée, la conversation ne dure jamais plus de quelques minutes. Je lui dis que tout va bien, c’est ce qu’elle veut croire. Elle me dit que tout va bien, c’est ce que j’espère croire. Elle me parle du temps qu’il fait la bas et je lui parle du temps qu’il fait ici. Comme si les données météorologiques pouvaient nous renseigner sur nos intempéries intérieures dont on n’ose se parler. Nous nous contentons généralement d’un bavardage volontairement insignifiant.
Imaginez
que l’on vous dise que vous n’avez pas le droit d’aller dans tel ou tel pays
sous le prétexte que vous représentez une menace. Imaginez que des banques
refusent de vous accorder un prêt parce que c’est trop risqué. Imaginez que certains
professionnels de santé vous refuse des soins parce qu’ils estiment que vous
êtes dangereux. Imaginez que l’on vous insulte ou que l’on rechigne à vous
serrer la main parce qu’on a peur de vous. Imaginez que l’on vous refuse un
poste en vous disant que vous n’êtes pas fiable. Ce ne sont que quelques
exemples parmi d’autres dans une bien top longue liste. Mais imaginez déjà tout
cela, sachant que vous n’êtes ni terroriste, ni malhonnête, ni délinquant, ni
même quelqu’un de foncièrement méchant. Vous êtes juste un individu lambda.
Imaginez vous tout cela et ensuite, demandez vous quelles pourraient être vos
réactions.
-
Ha, tiens. T’es venu voir ton vieux grand père. T’étais pas obligé.
Je
repousse mollement ses protestations en bredouillant que c’est la moindre des
choses. « Bien, bien, bien » réplique-t-il tandis que je m’assois sur
le bord du lit. Et le silence, comme un voile de pudeur, s’installe. Il reporte
alors son regard vers la fenêtre en soupirant. Ne le connaissant pas, n’importe
qui d’autre aurait interprété ce soupir comme de l’agacement, ou pire, comme de
l’indifférence. Je sais que ce n’est pas le cas. Je sens qu’il est content de
ma venue, mais il ne sait pas comment le dire. Je ne sais pas non plus, alors
nous nous taisons.
Je le contemple de trois-quart. Il est vieux. Sa peau est
parcheminée. Les flétrissures de l’age recouvre son visage comme un masque mal
ajusté. Des poils blancs, rebelles au rasoir dont les lames n’ont pu venir à
bout, disséminés au creux des replis de son visage, lui donnent un air négligé.
Des mains tachées aux ongles trop longs sont posées à plat sur ses genoux,
comme de petits animaux morts. Il semble absorbé par l’examen des formes floues
que lui laissent encore voir ses yeux fatigués et défectueux. Je suis son
regard et le rejoins dans sa contemplation du monde extérieur qu’une vitre
sépare. Nous restons la un moment, sans rien faire ou dire, sinon regarder dans
la même direction. Je savoure ce moment privilégié, cette communion silencieuse
avec mon aïeul.
A la maison de retraite, ils n’ont plus d’age. Ils entrent ici plus ou moins en bon état, avec leur age
respectif qu’ils laissent à l’entrée. Certains le portaient fièrement en
bandoulière et l’abandonnent en arrivant, comme on rend les armes. D’autres le
traînaient comme des chaussures aux semelles de plombs et s’en débarrassent
avec soulagement, comme on se déchausse en rentrant chez soi après une longue
journée de labeur.
Ils
arrivent avec leur age, et du jour au lendemain ils ont tous l’air d’avoir 150
ans.
Je croise cette vieille dame à qui j’en donne allégrement 180. 80 selon
les autorités. La vérité est probablement entre les deux. On ne sait pas
vraiment étant donné qu’elle même semble avoir oublié. Elle ne compte plus
depuis longtemps les printemps qu’elle a vu refleurir, la majorité d’entre eux
se ressemblant trop pour qu’elle puisse les distinguer. Et puis de tout façon,
elle ne sait plus compter. L’addition est trop compliquée et son certificat
d’étude si loin. Lorsque je passe devant elle, elle me sourit au cas ou je sois
un membre de sa famille qu’elle ne reconnaîtrait pas. Il ne faudrait pas faire
mauvaise impression, si par miracle j’étais un de ses petit fils ou neveu dont
elle aurait oublié le visage depuis le temps qu’ils ne sont pas venus. Au fait,
sont ils déjà venus ? se demande-t-elle. Elle ne sait plus, mais elle me
sourit quand même. On peut toujours se bercer d’illusion, même à son age
oublié.
Lâchement, je lui rend son sourire en passant devant elle
sans m’arrêter. Un peu honteux, je m’en veux de ce sourire qui lui a fait
croire, l’espace d’une demie seconde, que j’étais bien un de ceux dont elle
attendait la visite. Je n’ose pas me retourner pour contempler sa déception.
Réflexions sans importances en écho au précèdent article.
Bien des années plus tard, alors que j’avais bien grandi,
et mon frère pas vraiment, j’ai un peu compris comment cet épisode (et bien
d’autres) avaient fait de moi ce que je suis et m’avaient construit. Je suis
perpétuellement dans le non jugement d’autrui.
J’avais 10 ans et j’entamais ma
dernière année à l’école primaire de la petite commune ou nous habitions avec
mes parents et mon frère. C’était une année particulière pour moi. J’étais
confusément tiraillé entre l’euphorie de faire un pas de plus sur l’échiquier
de ma propre vie, et l’appréhension d’entrer dans une année charnière supposée
me préparer au collège.
Il fallait se préparer à passer du statut de grand
parmi les petits à celui de petit parmi les grands. L’inconnu, redoutable
autant que désirable, était au bout de l’année scolaire. Mais si le CM2 est une
année particulière pour tous elle l’était singulièrement pour moi, puisque pour
la première fois de ma vie (et la dernière) je n’étais plus le seul
représentant de la famille à être élève dans cette école. En effet, mon frère
faisait son entrée en maternelle. J’avais 10 ans et lui 3 ans. Je terminais le
cycle tandis que lui le commençais. Il faut dire que ce n’était pas gagné
d’avance.
Du fait de
son handicap mental, mes parents avaient dû batailler ferme pour que son
inscription soit acceptée. Ils ont finalement eu raison de la réticence du
corps enseignant qui craignait qu’un tel enfant ne perturbe les autres bambins,
mais, à demi mots, leur crainte était surtout de « ne pas savoir »
faire face à la charge d’attention supplémentaire que lui réclamerait
immanquablement Benjamin. « Ne pas savoir », ou « ne pas
pouvoir », ils hésitaient sur la formulation sans pour autant confesser
ouvertement le « ne pas vouloir » que mes parents, dégoûtés,
sentaient suinter des tentatives de justification insupportablement
compatissantes de la direction de l’école. A l’usure, ils ont eu gain de cause
et mon frère a obtenu le droit d’entrer dans le giron institutionnel d’une
école publique sensée être ouverte à tous. Le droit d’aller à la maternelle
communale, comme tous les autres enfants, fut une petite victoire pour mes
parents qui obtenaient là un début de reconnaissance et y voyaient un pas de
plus vers l’intégration d’un fils différent, à une société qui se sentait
vaguement coupable de ne pas trop savoir quoi faire de ce rejeton un peu
encombrant. Il ne serait pas relégué à la maison en attendant d’être placé,
faute de mieux, dans une institution spécialisée. Il serait traité normalement,
comme les autres et parmi les autres. C’est du moins ce qu’espéraient mes
parents. Malheureusement, les problèmes n’ont pas tardés à surgir, et j’ai été
le premier témoin de leur prémices. Si j’avais eu à l’époque le recul
nécessaire, j’aurai compris que la scène a laquelle j’ai assisté ce matin
d’octobre 1985 était un douloureux résumé de ce que représente le handicap,
quelle qu’il soit, dans la conscience des gens. Une chose acceptable tant qu’on
le voit de loin. Une chose tellement gênante si il se montre de trop près, que
l’on se contente de le regarder du coin des yeux en se refusant à le contempler
en face. Dans le meilleur des cas, une chose dont on cache son coupable dégoût
sous une bonne couche de compassion. Et dans le pire des cas, une chose dont on
se moque pour la tenir à distance.
Dans la nuit, le bruissement du drap me tire du sommeil dans lequel j’étais plongé. L’esprit embrumé, je suis baigné par la douce clarté de la nuit qui entre par la fenêtre, au dessus de ma tête. Dans les brumes d’un demi sommeil, je ne la comprend pas cette clarté. Dans la chambre de mon appartement, la fenêtre n’est pourtant pas au dessus de mon lit. Je suis un peu désorienté.
Dans ma chambre, les oreillers n’ont pas cette forme non plus. Et dans ma chambre, le chat qui vient parfois s’y réfugier n’est pas noir : ce n’est pas mon chat qui ronronne doucement en me fixant de ses yeux brillants, la, couché au bord du lit. Ce n’est d’ailleurs même pas mon lit. Ce n’est pas ma chambre. Ce n’est pas chez moi.
Toujours en regardant le chat qui ne me quitte pas des yeux, je tend le bras derrière moi, et je sens la chaleur d’un corps. Je pose ma main sur la peau nue d’un torse animée par le lent va et viens d’une respiration paisible. Sous cette peau, enfoui sous ces muscle, sous cette chair, je sens au creux de ma paume les palpitations sourdes d’un cœur endormi. Tandis que je me laisse bercé par le rythme régulier qui monte de ce corps allongé à coté de moi, je me souviens. Je me souviens d’ou je suis, je me souviens de chez qui je suis. Je me souviens, et je souris avant de replonger dans un sommeil bienheureux en emportant dans mes songes ce sourire qui me réchauffera pour le reste de la nuit.
Un an. Cela fait un an que je n’avais pas trompé ma plus fidèle compagne. Pour avoir si souvent dormi avec elle, je m’en suis fait presque une amie, une douce habitude*. Parfois je lui dis que je la déteste en la repoussant de toute ma hargne. Mais elle ne me quitte pas pour autant. Il faut croire qu’elle tient à moi pour venir se glisser à mes coté chaque nuit en prenant toute la place. Elle me prend par les épaules en me soufflant à l’oreille qu’elle est revenue, qu’elle ne me quittera pas d’un pouce, qu’elle sera toujours la pour me border. Je lui dis de se taire en me retournant pour ne plus la voir. Même au bord du lit, contre le mur, je la sens qui jubile dans mon dos, heureuse d’être encore la, et malgré tout je finis toujours par m’endormir dans ses bras, dans les bras de ma solitude.
Et cette nuit, je l’ai trompée cette garce. Le plus frustrant pour elle, ce doit être que je ne l’ai pas trompée uniquement pour le plaisir de le faire, non, parce que ça j’en ai eu mille fois l’occasion, mais je l’ai vraiment trompée. J’ai rencontré celui qui m’a donné envie de l’oublier et non pas de la remplacer. J’ai rencontré celui sur le corps nu de qui j’ai doucement posé ma main quand je me suis réveillé au cours de cette nuit la.
Dans la chambre, le ventilateur ronronne doucement en soufflant sur moi un vent chaud qui fait quand même frissonner ma peau moite. Le rideau est immobile à la fenêtre grande ouverte. Aucun vent extérieur ne le fait bouger, il reste lourd. Je me réveille lentement et me retourne au ralenti sur le drap défait et humide de ma transpiration nocturne. Mes premiers gestes sont lourds, épais, poisseux, à l’image de la chaleur déjà pesante de ce milieu de matinée. Je me lève et du revers de la main, j’essuie mon front ou perlent des gouttes du sueur. Les yeux encore bouffis de sommeil, je m’étire devant la cuvette des toilettes. Une main sur le mur et l’autre tenant mon sexe encore a demi gonflé de l’érection matinale, je soulage ma vessie en laissant la vie reprendre le contrôle de mon corps engourdi.
Hier, je suis allé faire un tour chez le marchand d’odeur. J’ai emmené avec moi un ami qui n’y était jamais allé. Et chose plus incroyable encore, il ne savait même pas que ça existait. C’est vrai qu’elle ne paie pas de mine la boutique du marchand d’odeur. Elle est discrète avec sa petite devanture en bois peinte en grise. Au dessus de la porte, en lettres fanées, il y a juste écrit : «Marchand d’odeur depuis 1882». On la remarque à peine car elle est coincée entre deux magasins qui attirent tous les regards grâce à leurs vitrines surchargées jusqu'à l’écœurement.